Entretien avec Marion Menan et Simon Loiseau
Fondateur.trice.s et rédacteur.trice.s en chef de Point contemporain
Vous définissez Jusqu’à preuve du contraire comme une succession de tableaux constitués d’apparitions de lumière, de corps et d’éléments de scénographie géométriques, une enquête visuelle qui interroge ce qui se joue dans l’esprit de celle ou celui qui voit une image ou interprète un phénomène. A travers des boucles chorégraphiques semées de différences, d’absences et de distorsions, le spectacle redonne une importance à l’opacité, à la pénombre, aux indéterminations, et à une certaine puissance de la sensation.
S’il est un questionnement sur notre compréhension du monde, Jusqu’à preuve du contraire est une incitation, plus encore qu’une invitation, du spectateur à participer à l’acte de création. Déstabilisé par le trouble et les lacunes de sa perception, il est contraint de réinventer ce qu’il voit, ou ce qu’il croit. Concevez-vous l’œuvre théâtrale comme un objet qui trouve son achèvement par le regard créateur du public ?
Marion : Je suis plutôt d’accord avec cette idée évidemment, c’est un principe dramaturgique essentiel pour nous, le fait de ne pas trop donner, ou de proposer un monde clos, univoque. En tant que spectatrice, c’est aussi ce que j’aime dans un spectacle : pouvoir me projeter, avoir de la place, et cheminer avec la proposition. Après, je préfèrerais parler de « continuité » plutôt que d’« achèvement » car pour nous il ne s’agit pas d’achever ou de résoudre des problématiques par la mise en scène mais plutôt de permettre d’ouvrir et de rendre plus troubles les croyances et les représentations. Le public ne repartira surement pas avec la satisfaction d’un achèvement (qui souvent est corrélée avec la mise en scène d’un point de vue unique) mais, on l’espère, simplement avec la sensation d’une transformation.
Jusqu’à preuve du contraire présente des situations qui simplifient, au moyen d’une certaine abstraction, une idée du théâtre, à savoir : regarder ensemble des situations fictionnelles qui offrent des points de vue sur le monde. Travailler sur la perception et ses lacunes c’est questionner de façon intime le rapport qu’entretient un spectateur ou une spectatrice avec le monde, en déstabilisant ses réflexes d’interprétation. Dans notre spectacle, nous avons voulu interroger particulièrement la perception visuelle car nous entretenons un rapport particulier avec la notion d’image, que nous avons développé déjà pendant nos parcours respectifs aux Beaux-Arts de Bruxelles, là où nous nous sommes rencontré.e.s. Travailler l’ « image », c’est pour nous essayer de faire dialoguer images mentales (qui s’activent en dehors de toute stimulation visuelle) et images perceptives (perçues par l’activité visuelle) et ainsi interroger nos représentations.
Simon : Nous voulons que les spectateur·ices aient une attention active à notre proposition. Dans Jusqu’à preuve du contraire nous ne construisons pas de narration linéaire classique mais nous cherchons plutôt à fabriquer une tension narrative et visuelle. La pénombre, les apparitions lumineuses et sonores, la scénographie, sont les personnages principaux de l’histoire. On aime bien l’appellation de spectacle à trou, par la rétention d’informations nous voulons effectivement stimuler le regard. Nous aimons l’idée que chacun.e en fonction de ses expériences personnelles peut voir dans un même objet des sens différents. L’enjeu pour nous est de trouver l’équilibre entre les indices auxquels vont se raccrocher les spectateur·ices et le trouble nécessaire pour déstabiliser et stimuler l’investigation. C’est pourquoi nous travaillons des boucles de mouvements répétées avec des variantes d’intentions, de lumières, de son. En mettant en scène des ellipses/des failles, on veut que le public se fasse surprendre par ses propres mécanismes d’interprétation. Notre envie est aussi de se dire qu’une fois qu’on se détache du sens, nous laissons alors la place à la sensation.
Votre travail témoigne d’une profonde interrogation de notre rapport au monde, entre nos attentes déterminées par un conditionnement intellectuel ou social, et notre capacité d’étonnement et de redéfinition du réel. Si vous évoquez dans vos entretiens l’utilisation de mécanismes tels que la répétition ou les effets lumineux, pour conduire l’esprit à ce déséquilibre cognitif, vous n’insistez pas sur l’esthétique, qui semble pourtant un élément fondamental de votre travail. Pouvez-vous nous en dire davantage ? Et pensez-vous que l’esthétique joue un rôle dans le processus de questionnement du réel ?
Simon : Dans Jusqu’à preuve du contraire, les paysages mis en scène sont essentiellement composés de sculptures de cubes, de parallélépipèdeèdes, de grilles… Ces éléments-motifs sont utilisés comme les matériaux principaux de la scénographie et/ou comme surfaces de projection pour la vidéo ou la photo. L’ensemble de ces éléments numériques et plastiques forment et déforment un paysage à géométrie variable. Notre esthétique est très minimale, les formes sont simples, épurées parce que nous pensons que les formes les plus simples permettent une quantité de projection de sens.
Marion : La scénographie est constituée de ces objets simples, traduisant notre envie de peupler le plateau d’une sorte de géométrie primordiale, qui serait capable de raconter un maximum de choses. L’esthétique produite par la géométrie et l’abstraction nous raconte la pratique de l’humanité de réduire et simplifier les données du monde afin de mieux le comprendre. La mise en scène minimaliste de formes géométriques est aussi pour nous un moyen de poser les bases de situations potentielles, à partir de leur mise en action. Ces mises en action peuvent être un discours, une manipulation, un changement de couleur ou de lumière, un bruitage. Dans cette esthétique, nous nous mettons également en scène comme faisant partie de ce monde simplifié, où nous serions « les corps », en agissant sur la scénographie mais en étant aussi manipulé.e.s par elle (par des jeux de projection, d’ombres ou des apparitions soudaines par exemple). Dans cette étrange cohabitation des êtres et des choses on aimerait que tout puisse devenir tour à tour objet, corps, architecture. Au contact les uns des autres, les éléments se modifient, rien n’est permanent, tout ce qui s’offre à la vue ne représente qu’une réalité provisoire et partielle.
Simon : Cette esthétique est apparue assez rapidement dans le travail avec Marion. Au départ, nous étions aussi très inspiré·e·s par des images issues de la science, parce qu’elles tentent, par la simplification visuelle de rendre intelligibles ou sensibles des données parfois impossibles à concevoir pour le cerveau humain. C’est comme si elles cherchaient à représenter l’irreprésentable. Les outils technologiques permettent aujourd’hui de capturer l’infiniment petit et l’infiniment grand, d’aller très loin dans le passé et de penser l’avenir. C’est quelque chose qui provoque chez nous une sensation de vertige, qui nous déstabilise et questionne donc notre place dans le monde. En fait, ce sont ces sensations et perceptions contradictoires qui nous intéressent. Ces aller-retours entre le proche et le lointain, le réel et le simulacre, permettent de questionner notre rapport au monde et aux images qu’il fabrique.
Marion : Oui, et on questionne notre rapport au réel et à la fiction par le prisme du regard. Dans ce sens, nous avons dès le départ travaillé avec un vidéo projecteur, au centre de nos dispositifs. Nous utilisons la vidéo principalement comme source de lumière et de texture, et la projection uniquement en la sortant de son cadre habituel défini par l’écran, pour projeter le plus souvent sur des surfaces non-planes. Le video projecteur nous semble être un super outil pour manifester cette ambiguïté de l’activité de « voir » dans le sens où il projette à la fois de la lumière - qui révèle ce qui existe - et une image, (une forme, une couleur, une texture, …) - qui couvre l’espace, la surface de projection - Cette ambivalence de la notion de voir, entre découvrir (quelque chose) et recouvrir (de sens), influence beaucoup la mise en scène de Jusqu’à preuve du contraire.
Simon : Et pour finir sur l’esthétique, nous employons aussi le terme de “tableaux”, dans le sens où nous composons la scénographie et ses transformations en travaillant la « perspective », c’est à dire spécifiquement la place d’un regard dans l’espace. Ensuite, par des manipulations d’objets, de lumière, des changements de rythme, etc… nous invitons/incitons le public à regarder avec nous les choses qui nous entourent, à tourner autour, et à les envisager différemment, le temps de la représentation.
Votre convocation de nombreux médiums pour former une œuvre holistique s’inscrit dans la filiation de prestigieux mouvements artistiques depuis le XIXème. Cependant, c’est un regard très moderne que vous portez sur cette interdisciplinarité. Les arts semblent parfois se confronter plus que s’épouser comme pour susciter une présence dans l’espace qui les sépare, cette obscurité créatrice que vous évoquez. Considérez-vous ce croisement des arts comme une composante essentielle de votre recherche ou est-ce spécifique à cette création ?
Marion : Oui le croisement des arts est une composante essentielle, il a participé dès le début à la fabrication des premiers éléments du spectacle. Notre parcours témoigne de ça aussi, Simon est photographe mais il a étudié aussi la sculpture et la danse et j’ai étudié le théâtre, puis la danse, et j’ai aussi créé des installations multimédia et des vidéos. C’est donc pour nous assez naturel de mélanger les médiums, c’est d’ailleurs dans ce croisement des disciplines que notre rencontre a vraiment pris sens.
Dans notre travail, on pratique le mouvement dans une version très quotidienne et minimaliste qui l’éloigne de la technique et de la surproduction de gestes, et on convoque des matériaux pauvres, des objets quotidiens, avec des éléments numériques comme le mapping. Je ne sais pas si les différents média que nous utilisons se confrontent ou s’épousent, et s’il est intéressant d’opérer une distinction. Nous les faisons se rencontrer et cette mise en relation permet tantôt des fusions, tantôt des grands écarts, et encore une fois c’est ce travail d’ajustement de la perception qui nous semble intéressant dans la réception.
Simon : Au début de notre collaboration nous avons réalisé des installations qui convoquaient déjà ces différents médiums et on a très vite eu envie d’y ajouter le corps. Même si, faire un spectacle uniquement avec des objets, de la lumière et du son nous a traversé l’esprit, il nous semble judicieux de créer des situations ludiques avec des gestuelles concrètes au plateau. Nous avons aussi recours au procédé de la répétition dans l’écriture de nos tableaux, ou de nos actions. Dans la répétition il y a déjà une trame de narration, entre le souvenir et l’anticipation et qui appelle l’idée de transformation. Il est impossible de répéter deux fois la même chose, alors assister à une tentative de le faire raconte le temps qui passe et qui transforme, et donne du relief par le travail de la mémoire.
Vous vous apprêtez à partir 15 jours en résidence à La Cômerie. Qu’attendez-vous de cette période de travail ? A quel moment arrive-t-elle dans le calendrier de création de votre projet ?
Simon : Pour notre résidence à la Cômerie nous nous sommes donc donné comme challenge de ne pas prendre notre scénographie avec nous, en gardant comme objectif de travailler sur les boucles chorégraphiques que nous avons évoqué précédemment. En lien avec notre esthétique minimale, nous allons par exemple travailler sur des gestes simples mais avec des potentiels sémantiques nombreux. On aimerait à certains moments amener un peu d’humour et de légèreté par le corps. Par exemple en travaillant des dissonances entre le son (bruitages) et ce qui se passe au plateau. Ce sera notre dernière résidence de recherche. Nous aurons ensuite 3 semaines pour terminer la création avec toute l’équipe (Emma Laroche à la lumière, Katia Lecomte Mirski au son, et Tom Vincke à la vidéo) à la Chaufferie Acte 1 à Liège en novembre.