15.03.22

Interview de Maëlle Dufour

L’installation Entre-intérêts, présentée à l’occasion de la Biennale Watch this Space 10 en 2021 aux Brasseurs à Liège, est itérée au Centre avec quelques adaptations. C’est cette fois l’autoroute disloquée seule qui est donnée à voir, sans le dispositif de surveillance qui reliait le lieu de l’installation à un autre lieu, dans une stratégie duale de contrôle. Une immersion exclusive dans l’installation qui nous confronte à l’archéologie des ruines et des déchets, sujet particulièrement exploré par l’artiste.

Interview de Maëlle Dufour

Vos installations - en général monumentales – questionnent notamment l’enjeu « dudit progrès » au cœur de nos époques. Votre installation Outre-tombe réalisée pour la Triennale Art Public à Liège en 2020 interrogeait particulièrement l’ambivalence des évolutions technologiques. Pourriez-vous nous évoquer cette œuvre et la portée de sa critique ?

J’y explore les traces de décadence des sociétés d’hier et d’aujourd’hui et simultanément, les prémices d’espoir. Certes, la fusée s’impose comme la composante forte de l’intervention : elle évoque aussi bien les engins spatiaux capables de repousser les limites de notre monde que les missiles militaires. Le progrès est à double tranchant. On peut y passer la tête pour voir la page de garde d’une édition des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. C’est tout ce qui reste de la bibliothèque de la Société libre d’Émulation incendiée par les troupes allemandes en août 1914. Pour moi, l’inconnu qui a recueilli ce morceau de papier voici plus d’un siècle fut, par son geste attentionné de sauvegarde, un marqueur de progrès comme Chamseddine Marzoug ou Lihidheb Mohsen le sont aujourd’hui en s’attachant à rendre une dignité aux dépouilles de migrant.e.s morts en Méditerranée.

À notre époque qui semble gagnée par la peur et la désillusion, à travers le recours à la mémoire, semble émerger de vos œuvres notamment dans Tenir le poids d’une présence (2017) des prémices d’espoir. Cette quête mémorielle est-elle constitutive de votre démarche ?

La question de la mémoire me touche : rendre hommage, d’une certaine manière, sans que ce soit trop évident. La question de la présence humaine revient beaucoup. C’est le cas dans les plaques de plomb (Les mondes inversés, 2017), où il y a une trace d’événements anonymes qui ont meurtri corps et lieux. Dans chacune de ces images, il y a une marque, celle d’un passage. Dans l’oeuvre Tenir le poids d’une présence, un monticule de schiste noir, recouvert d’un linceul, est encore brûlant et cette chaleur garde vivant le souvenir des mineurs. L’écrasant poids d’une présence résonne avec la charge de l’histoire.

Certains de vos travaux comme les installations Elle bat au souffle de la terre (2016) et Mirage (2021) interrogeaient aussi de manière métaphorique l’archéologie des déchets. Quels sont les enjeux de telles pièces ? Situez-vous votre démarche dans un champ militant ?

L’archéologie des déchets, fait référence à l’intervention de William Rathje dans le livre The Everchanging Repetition (2015) consacré à la démarche artistique de Peter Buggenhout. Il y est question de l’étude des déchets de l’immense décharge de Fresh Kills à New York, la plus grande construction faite par l’homme à ce jour. Rathje la compare à la découverte du tombeau de Toutankhamon. C’est quelque chose de prodigieux, cela nous renseigne très précisément sur la manière dont fonctionnent nos sociétés, mais aussi sur l’héritage que nous laisserons aux générations futures. Justement, avec la pièce que j’ai montée à
Anvers (Mirage, 2021), on retrouve cette notion d’archéologie des déchets. C’est une explosion de matières, de plein d’éléments différents. Je trouve fort intéressant d’utiliser cette notion, cela fait sens par rapport à nos sociétés et à ce que nous laisserons.

La matière est très importante pour moi. Il y a toujours une présence. J’ai travaillé avec une matière naturelle manufacturée, dont j’ai utilisé les restes dans mes sculptures pour obtenir la boue de pierre bleue. Mais aussi avec les déchets, comme le schiste des terrils. À Anvers, j’ai utilisé l’argile de Boom, qui n’est pas un déchet, on l’utilise pour faire des briques. Je l’ai choisie pour cette installation, car elle a parmi ses propriétés de pouvoir contenir les déchets radioactifs. Je voulais questionner l’idée du contrôle : on veut enfouir les déchets radioactifs dans l’argile de Boom, mais sans savoir si cela pourra réussir. Cette notion d’incertitude m’intéresse. Je souhaite que certaines de mes œuvres puissent évoluer pendant le temps d’exposition. La pierre bleue séchait de plus en plus pendant l’exposition ou pourrissait. À Anvers, j’ai inclus des plantes dans l’installation.

La démarche de ma pratique ne se place pas particulièrement de manière militante. Je soulève des problématiques et invite le spectateur à y réfléchir.

Un autre tropisme qui se dégage de certaines de vos œuvres est le questionnement des modes de surveillance qui pèsent sur les individus. Pour la Biennale Art Tour en 2018, vous aviez érigé une tour de surveillance des frontières grandeur nature en déséquilibre qui désorientait le visiteur. Que cherchez-vous à induire et à questionner à travers la mise en place de ce type de procédés ?

Dans mes œuvres, je souhaite réaliser un rapport physique avec le spectateur. L’ascension au sommet de cette tour de surveillance provoque vertige et anxiété. Le spectateur déséquilibré arpente sa structure étroite, oppressante par essence. Il regarde comment monter au lieu de regarder ce qu’il y a autour de lui. En haut de la tour, une vidéo laisse deviner les lieux où l’homme a détruit l’homme. Des décombres qui témoignent de l’obsolescence d’une société de contrôle et de surveillance. Le titre « société dissoute » est à double sens : il n’y a plus de frontière, on peut aller partout où il n’y a plus de société.

Pour la 10e édition de la Biennale Watch this Space, vous avez réalisé une résidence à la Maison d’art actuel des Chartreux pour élaborer un projet spécifique. Pourquoi avoir choisi de concevoir un projet qui relie les deux centres d’art les Brasseurs à Liège et l’ISELP à Bruxelles où vous deviez exposer ?

Je trouvais stimulant d’avoir deux lieux à investir, aussi, j’ai choisi de concevoir quelque chose d’inédit et de global qui me permettrait de relier les centres d’art. Mon projet a été pensé en fonction des lieux et de leur implantation dans la ville. À Bruxelles, des écrans sont disposés autour d’une table ronde, comme celle autour de laquelle on imagine que se réunissent les dirigeant.e.s de ce monde. Les visiteur.euse.s sont invité.e.s à prendre place sur des chaises étonnamment hautes pour observer les images filmées en direct de l’espace intérieur des Brasseurs. Les deux lieux se surveillent l’un l’autre, reliés par une autoroute désormais numérique. Le surveillant qui se croyait omniscient est en réalité surveillé, et le surveillé qui s’ignorait devient lui-même observateur bon gré mal gré. Je souhaitais parler de l’inconsistance des identités et des rôles, sorte de relativisme identitaire, puisque les positions sont ici interchangeables.

Les microéditions tirées pour l’occasion et distribuées à l’ISELP et aux Brasseurs complètent cette idée. J’expose des corps photographiés par caméra thermique. Le corps réduit à sa chaleur, ne paraît plus se détacher aussi évidemment de son environnement, mais plutôt se fondre en lui. Je voulais prolonger la réflexion sur l’universalité des corps et des espèces vivantes via l’imagerie thermique.

Quel message véhicule cette installation d’autoroute disloquée dans l’espace d’exposition des Brasseurs ? Qu’est-ce que vous recherchez à traduire à travers la spectacularisation de l’effondrement ?

Notre survie repose sur une intuition : les ruines des sociétés déshumanisantes, décadentes, sont les fondations d’un renouveau. Sur fond d’une autoroute en ruine, cette installation complexe rejoue les frontières, les murs, la surveillance, l’univers carcéral, en nous faisant circuler d’une zone à l’autre, observateurs/ observés, parfois dominants, parfois traqués, surexposés ou cachés.

À l’image du monde contemporain qui se veut toujours plus rapide, toujours plus connecté, l’autoroute est une injonction au mouvement, le plus vite possible, dans une direction précise. Mais celle qu’il nous est donné de voir aux Brasseurs est tout autre, comme distordue par un glissement de terrain. Nous arpentons un chemin encore praticable entre les parois escarpées de la route. Ébloui.e.s par la lumière qui semble nous propulser sur le devant de la scène et par la surface réfléchissante qui borde un côté du passage, nous suivons en réalité un chemin sans issue. L’autoroute ne mène nulle part. Condamnés à rebrousser chemin.

Cependant, un autre chemin existe, dissimulé, il nous conduit vers l’envers du décor, plongé dans le noir. De ce lieu, nous pouvons observer - sans nous faire repérer - les autres visiteur.euse.s au travers d’un miroir sans tain. Nous nous tenons comme dans les coulisses d’un spectacle dont l’issue est encore en train de se jouer. Le chemin nous mène finalement à un ordinateur qui retransmet des images en direct de l’installation de l’ISELP, où se tient l’autre pan de l’exposition.

Pour le Centre, cette installation qui avait été présentée initialement en intérieur se déploiera cette fois en extérieur. Pensez-vous que cela nécessitera des adaptations scénographiques qui induiront des changements aussi dans la réception de l’œuvre ?

Oui, je réalise mes œuvres en fonction des espaces d’exposition ou je les adapte en fonction du lieu afin qu’elles soient cohérentes en fonction du sens que je veux leur donner. Pour ces installations, j’utilise souvent des matériaux qui questionnent les lieux d’exposition.

Interview réalisée par Ariane Skoda

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