13.03.24

Le grand détachement par Jérôme Santolini

Les chercheurs face au défi de la démocratie

C’est un très bon titre car chaque terme de ce titre est extrêmement vague :

On peut d’abord réfléchir à ce qu’est qu’un chercheur et on a tous des définitions très différentes de ce qu’est un chercheur, un scientifique, notamment si on pose la question aux membres de Sciences citoyennes ou de Reprises des savoirs. La démocratie est également un concept très vague et certains de mes collègues à Scientifiques en rébellion n’ont pas nécessairement la même représentation de ce qu’est la “démocratie”

Et puis je me suis prêté au jeu. Puisque je suis scientifique, un scientifique de paillasse, je me suis demandé ce qu’un scientifique, ce que mes collègues penseraient de cette question-là. La plupart de mes collègues, une grande partie d’entre eux n’ont absolument aucune envie de discuter de ce sujet-là et ont peu d’idées sur la question, si ce n’est des idées préconçues, imposées, impensées sur les rapports entre sciences et démocratie, et c’est là que le bât blesse. Il y a une forme de détachement, de superficialité, qui traduit une absence d’intérêt vis à vis de la question du rapport au monde: quel est le rapport au monde des scientifiques, comment s’inscrivent-ils dans leurs différents mondes…

Ce que je souhaiterais discuter c’est le pourquoi: pourquoi les scientifiques sont-ils dans le déni, sont-ils aveugles à ces questions-là, aux questions de l’impact des sciences, de l’intrication entre sciences et politique. Pourquoi ils ne veulent pas voir, pourquoi ils veulent “ne pas voir” les différents liens qui les inscrivent dans un monde bien réel, et préfèrent vivre dans une forme de simulacre un peu comme dans un livre de Philip K Dick

Croyances

Après ce constat un peu pessimiste, je vais essayer quand-même de répondre à la question

De quel défi parle-t-on : est ce que c’est la question de la démocratie dans les sciences ou bien est-ce que c’est celle des scientifiques dans une société démocratique ?

Si c’est le premier point, les scientifiques ont déjà répondu: les sciences c’est la démocratie.

Nous sommes une communauté profondément marquée, structurée par des mythes, un des mythes fondamentaux est la parenté forte entre sciences et démocratie

Démocratie et sciences seraient nées de la même matrice, dans les îles ioniennes, au 7-8ème siècle avant JC, à travers tout un dispositif de débat, d’argumentation, de rationalité… Il y a sur ce sujet un livre très intéressant, écrit par un grand physicien - Carlo Rovelli, sur Anaximandre de Millet qui illustre bien cette croyance que Démocratie et Sciences sont intimement liées.

A lors pourquoi se poser la question du “défi de la démocratie” puisque pour les scientifiques, les sciences c’est la démocratie, avec la construction d’un ethos et de pratiques démocratiques, la collégialité, la disputatio, le peer-reviewing, la communauté des pairs…. la communauté scientifique se présente comme l’idéal-type de la démocratie.

Mais si nous sommes là, c’est qu’en dépit de ce que pensent la plupart des scientifiques, la question des relations sciences/démocratie se pose de plus en plus frontalement

Pacte social

La mythologie des sciences fait ainsi souvent référence à une forme de pacte social entres la communauté scientifique et la société, pacte qui est au coeur de la modernité (comme le souligne la présentation d’iSabelle)

D’un côté les scientifiques ne s’occupe que des faits, uniquement des faits et rien que des faits; ils n’ont une relation qu’avec la vérité, l’universel. C’est leur domaine exclusif où ils ont toute autorité : eux et eux seuls disent le vrai, le certain, le probable. En retour ils ne se mêlent pas des affaires du monde qu’ils laissent au politique: les affaires terrestres, la question des valeurs, des décisions publiques, collectives, ils ne s’en occupent pas, c’est au politique de gérer.

Et donc il y a une séparation de l’Eglise et de l’Etat d’une certaine manière, chacun chez soi et les moutons seront bien gardés

Les scientifiques pensent que ce pacte est au fondement de leur activité, qu’il structure nos sociétés et qu’il constitue un mode d’arrangement idéal des espaces scientifiques, publics et politiques optimal.

Evidemment c’est un mythe, une illusion: cela ne s’est jamais vraiment passé comme cela…

Isabelle - et finalement toute la sociologie des sciences - a magistralement montré que ce “grand partage” était un mythe, une construction sociale

Les interactions sciences/politiques/sociétés ont tjrs été très diverses et ont répondu à des situations (politiques, sociales, techniques, scientifiques…) différentes et variées

Le modèle dont nous héritons aujourd’hui est assez récent et reste traversé de déclinaisons, d’interprétations, d’évolutions… Le modèle d’Antoine Petit n’est pas le mien, pas plus que celui de Rogue ESR

Mais cette croyance dans un pacte originel, naturel et indépassable et comme on le verra cette croyance est le principal obstacle pour questionner la réalité, pour penser les rapports entre savoirs et démocratie

Pacte faustien

Mais ce petit arrangement avec l’histoire est en réalité une sorte de pacte Faustien comme le présente Sciences citoyennes, qui a un cout, un double revers à la médaille

Face, le pacte oblige les scientifiques à se détacher du monde : ils ne s’occupent pas des affaires de ce monde, ils se déconnectent de plus en plus des situations, des aspects matériels, sociaux, politiques des questions qu’ils abordent, de tout ce qui fait une société. Au nom d’un devoir de neutralité, d’objectivité, on reste dans sa tour d’ivoire, on regarde le monde (social et naturel) de plus en plus loin (de nulle part), au prix d’une perte de sens, de valeur des savoirs produits.

Pile, les scientifiques sont subordonnés au politique car ils dépendent intégralement d’eux pour exercer leur activité, que ce soit en terme de financements, de ressources, voire de légitimité et de reconnaissance. Ils ont insidieusement laissé le politique devenir le seul lien qui les relie au monde, leur donnant sur eux un pouvoir exclusif et irréversible. Et ils ont été, de fait, le principal allié du programme de civilisation moderne, occidental qui a transformé les savoirs scientifiques en instrument d’autorité morale et en source de puissance technologique.

Ils vendent une forme de leur rapport au monde, de leur conscience, de leur âme, au prix de pouvoir faire ce qu’ils veulent en toute indépendance, et faire avancer le front de la connaissance à l’infini.

En dépit des évidences, les scientifiques n’ont de cesse de défendre leur singularité sociale (comme des clercs), qui leur serait due, et serait le reflet de ce pacte de la modernité qui n’a jamais été véritablement explicité ni formalisé. La communauté scientifique, disons surtout ses représentants, ne cessent de proclamer leur détachement des contingences du monde (“il ne faut pas mélanger science et politique”) alors que les savoirs s’inscrivent profondément dans les enjeux politiques, sociaux, culturels, écologiques de notre monde

On pourrait sonder les raisons de l’aveuglement des scientifiques. Est-ce le produit d’une histoire et d’un conditionnement social ou est-ce une vraie croyance et un engagement moral ? Est-ce la forme ultime d’un désir d’irresponsabilité, de désincarnation, ou plus simplement le reflet de l’opportunisme, de l’hypocrisie et de la complaisance de certains…

La question n’est pas là: ce qui devrait nous préoccuper, ce n’est pas la psychologie collective de la communauté, ce ne sont pas les raisons profondes de ce “grand détachement” mais plutôt les conséquences de ce rapport au monde sur nos sociétés et notre planète

Rupture de pacte

Que l’on soit un critique des sciences ou un vieux-croyant dans la mission des sciences, nos discours ne changent rien aux évènements auxquels nous, scientifiques, assistons: ce mythe qui a structuré notre histoire, ce pacte s’effondre et vit ses dernières heures. Nous aurions pu pourtant continuer pendant des siècles à vivre de ces petits arrangements entre sciences et politiques qui semblaient rimer avec bonheur et progrès. Mais mais nous avons en chemin oublié l’essentiel, que ce pacte s’est fait sur le dos de notre milieu, de notre environnement, qui était la monnaie d’échange entre sciences et politique. Et aujourd’hui, ce monde - cette externalité - revient par la fenêtre, c’est l’intrusion de Gaia. Entre les politiques et les sciences, il y a quand-même un monde

Nous ne poserions pas la question des rapports entre sciences et démocratie si nous n’étions pas confrontés à la pire crise que l’humanité ait jamais vécue. Nous assistions à la chronique d’un désastre annoncé, que certains nomment

Anthropocène, dont la véritable définition est l’effondrement de nos illusions, un retour douloureux sur Terre. Et dans cette situation de crise, le pacte faustien entre sciences et politiques apparaît enfin pour ce qu’il était réellement: un jeu dont nous avons été non pas les héros, mais les dupes.

• Oui les savoirs ont toujours été politiques; ce sont ces savoirs qui ont conduit au saccage climatique, écologique et social de notre planète; parce qu’ils ont façonné notre représentation du monde et sa réduction systématique au statut d’objet, de ressources, d’instruments au service de nos seuls désirs; parce qu’ils ont fourni une puissance technologique prométhéenne, capable de réaliser l’impensé, la destruction-même de nos conditions de vie sur Terre; parce qu’ils ont mis leur puissance et idéologie au service d’un projet politique particulier, d’arraisonnement, d’exploitation et de domination du monde dont nous mesurons aujourd’hui la folie.

• Oui les savoirs sont aujourd’hui plus que jamais politiques; depuis quelques décennies, de nouvelles sciences terrestres émergent (épidémiologie, sociologie, écologie, biochimie..), font intrusion dans l’espace public en contestant ouvertement les choix socio-techniques de nos sociétés (OGM, pesticides, nucléaire, plastique, énergies fossiles…), et par ricochet le projet politique qui les a imposés. Ces savoirs critiques, indisciplinés pénètrent de plus en plus dans l’espace politique et les scientifiques, engagés ou non, revendiquent une intégration de ces savoirs dans les décisions publiques.

• Face à cette rébellion, le politique fait valoir son autorité première et tente de mettre la communauté scientifique au pas; cette opération a pour “Economie de la connaissance”. La connaissance doit rester ce qu’elle est: un instrument au service de la puissance, du progrès économique. Et pour ce faire, l’Etat a entrepris depuis 30 ans de reprendre le monde de l’ESR en main, de lui rappeler qui est le maître et à qui les scientifiques doivent obéir.

Le simulacre de séparation entre sciences et politique vole en éclat. Mais si aujourd’hui nous nous saisissons des relations entre sciences démocratie et société c’est que ces relations constituent un enjeu particulier, un élément-charnière pour le devenir de nos sociétés.

Et pour l’illustrer plus concrètement, je prendrai un exemple parlant: celui du Titanic

Le Titanic

Nos sociétés ressemblent de façon stupéfiante au Titanic.

• On a d’un côté les passagers du pont supérieur, riches armateurs qui ont financé la recherche, le progrès, le développement technologique et industriel et qui ont construit ce grand paquebot qui vogue vers des horizons idylliques et qui veulent continuer à pouvoir jouir du monde et danser au son de l’orchestre jusqu’au bout.

• Il y a l’équipage, avec ses commandants, ses officiers, les machinistes, ses navigateurs dont certains semblent se rendre compte qu’il y a comme un problème, qu’on est en train de foncer dans un iceberg.

• Et puis il y a les passagers dont certains aussi commencent à se poser des questions et à remettre en question l’autorité du pont supérieur, voire de l’équipage lui-même et se refusent à aller tout droit dans l’Iceberg.

C’est notre situation actuelle, on est sur ce bateau-là, ce projet jusqu’au-boutiste qui veut pousser à son paroxysme ce pacte de la modernité et d’instrumentaliser au maximum les sciences et technologies (on peut penser à la géo-ingénierie, à l’édition du génome des plantes, des animaux et des humains, aux différentes formes du transhumanisme,…) pour aller encore plus loin

Mais comme de plus en plus de passagers qui râlent et s’inquiètent, il y a plein de petits hommes gris* qui sont là pour expliquer que tout va bien, qu’il n’y a pas de problème avec les sciences, que le problème vient de complotistes irrationnels, obscurantistes, d’écoterroristes… que l’avenir est serein et qu’il faut faire confiance aux Sciences.

Mais face à ce déni, cette irresponsabilité, il y a des membres de l’équipage, comme Pablo et moi qui se disent qu’on ne peut pas continuer comme ça et qui se demandent ce qu’ils peuvent faire, comment on fait pour rediriger ce bateau, pour atterrir “sur Terre”. Malheureusement on ne sait pas faire, on est maladroit, on a souvent peur de tout ce que notre action pourrait remettre en jeu, on est désemparé et c’est une des raisons de la sidération, de l’impossibilité de penser l’atterrissage collectivement

Nous n’existons pas en dehors de notre communauté; notre légitimité, le nom même de scientifiques, est une production sociale: n’est scientifique que celui qui s’est soumis à la norme, qui a intégré la communauté. On est collectivement scientifique, on ne l’est jamais seul. Et donc notre rapport à notre métier, au sens de notre activité est principalement médié par notre communauté, par ses pratiques, ses normes et son éthique changeante. L’air que nous respirons est celui ce cette grande Machine qu’est l’Institution scientifique. Or l’Institution scientifique ne nous aide pas, parce qu’elle est inscrite dans ce projet, elle est née avec ce projet (appelons le capitalisme techno-industriel) parce qu’elle est garante du pacte, et qu’elle n’a pas les ressources cognitives pour se remettre en question. Aujourd’hui l’institution scientifique coule, les managers des sciences, des chefs d’unité aux responsables d’organismes en passant par les ministres qui se suivent et se ressemblent, tous scientifiques, tous mes pairs, ont choisi l’alliance avec la puissance publique et privée, au nom d’un pacte de dupes, et participent à l’instrumentalisation des sciences et scientifiques au service d’un projet de société suicidaire, contre toute évidence scientifique et surtout contre l’intérêt général, celui des passagers du Titanic

Où atterrir ?

Nous sommes donc un peu livrés à nous-mêmes et dans ce contexte-là on part tous un peu en ordre dispersé

• Il y a ceux qui désertent ou qui fuient, soit en école d’ingénieur, soit déjà en fonction, qui partent parce que pour eux c’est sans espoir; le diagnostic est trop radical, ils ne peuvent accepter ce qu’ils (entre)voient. Ils pensent à l’instar d’un Grothendieck qu’on ne peut pas sauver la science moderne, que l’institution ou l’académie ne peuvent pas évoluer, se refonder. Ils fuient, sautent du bateau à l’instar de Lord Jim, et certains tentent d’être scientifiques “ailleurs”

• Il y a aussi les francs-tireurs un peu comme moi, qui partent en solo affronter l’espace public, politique et médiatique pour essayer de convaincre équipages et passagers qu’il y a un problème (ici une avarie, là une voie d’eau)

• Et puis il y a différentes formes collectives qui essaient à des échelles différentes de repenser ce rapport savoirs-politique-société chacun à leur manière

• Labo 1.5 par exemple essaie d’ouvrir des espaces de réflexivité, de débat à l’intérieur de la salle d’équipage, entre chercheurs: quelle est notre empreinte écologique, allons-nous nous-aussi foncer droit dans l’Iceberg

• Les Atecopol qui promeuvent une mise en politique des questions scientifiques, et arpentent tous les ponts du navire, pour essayer de repolitiser les sciences, avec une vision du cap à prendre clairement différent de celui du commandant du Titanic et de ses riches passagers

• Sciences citoyennes eux pensent que ce n’est pas qu’à l’équipage de décider du cap, que tout le monde est concerné, des ponts inférieurs aux ponts supérieurs, des commandants aux machinistes et soutiers et qui souhaitent refonder les rapports entre démocratie et sciences. La Science est une chose trop importante pour la laisser aux seuls scientifiques

• Les pluriversités/reprises des savoirs tentent des expériences en parallèle, à la marge, essaient d’expérimenter d’autres sociabilités scientifiques, d’inventer d’autres formes de savoir en prise directe avec les imaginaires, les intérêts, les pratiques locales

• Les Scientifiques en rébellion sont plutôt dans des approches de sabotage, de sabotage du politique, du bateau, pour essayer de reprendre un peu le pouvoir, de créer de nouveaux espaces politiques, dans une forme extrême de démocratie, sans corps intermédiaires, utilisant médias et mobilisations

Il y a donc beaucoup d’initiatives et on pourrait demander à ces scientifiques d’apporter des solutions au problème, de se mobiliser pour éviter l’Iceberg. Mais pour cela, il faudrait donc commencer par sortir des simulacres, des illusions, des histoires qu’on se raconte et qui constituent notre petite mythologie portative, commencer par questionner notre statut, notre rapport au monde, accepter de poser un diagnostic sur nos errements, nos erreurs et nos fautes.

Il faudrait commencer par se demander pour qui l’on parle, et à qui l’on répond, sonder la nature de nos savoirs et la façon dont ils ont modifié notre monde vécu, pour le meilleur mais aussi pour le pire.

Mais si on confie de nouveau aux chercheurs le pilotage du bateau, ma crainte est qu’ils reproduisent les mêmes erreurs. S’ils cherchent des solutions aux problèmes qu’ils ont eux-mêmes créés en utilisant les mêmes dispositifs - une clotûre et un repli sur eux-mêmes, ce Grand Détachement, une forme de réflexion toujours hors-sol et qui ne donnent pas prise aux autres personnes concernées, il y a de fortes chances que l’on reproduise les mêmes erreurs

La seule façon d’éviter de rentrer dans un autre Iceberg, ce serait de remettre de la démocratie à tous les étages du navire, de faire place à ceux qui sont concernés, de faire en sorte que les questions ne soient pas posées qu’aux scientifiques, que tous et chacun puisse se saisir de ces questions-là, travailler avec le scientifique pour éviter qu’il se replie sur lui-même, qu’il verse dans du technosolutionnisme toujours déconnecté du monde, et qu’on remette au centre de nos sociétés la question de savoir où nous voulons aller ensemble.

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