25 Arts Seconde # Prendre Appui sur le dehors - Mathilde Roman
Nager, respirer, prendre des forces grâce aux mouvements du corps qui s’appuient sur le dehors, et se saisir en se laissant traverser. Utiliser la caméra comme un miroir, comme un «lieu sans lieu», pour reprendre les mots de Michel Foucault, pour sa capacité à produire «une sorte d’expérience mixte, mitoyenne» amenant l’utopie de l’espace irréel dans l’espace réel, pour créer ces hétérotopies qui passionnent tant le philosophe. Les pratiques artistiques avec l’image vidéo, analysées à travers le modèle du miroir, ont souvent été associées à un désir de réflexivité, abordées dans la perspective de la construction du soi. Pour penser cette programmation, je me suis plutôt laissée guider par ces expériences hétérotopiques que les artistes produisent en filmant les mouvements de la vie réelle et en les amenant de l’autre côté du miroir, en donnant à voir et à sentir leur capacité à troubler les seuils de l’imaginaire. J’ai aussi poursuivi un dialogue mené avec Laure Prouvost pendant l’été 2021 où nous avons nagé ensemble dans la Méditerranée, dans un quotidien qui entremêlait les imaginaires de ses vidéos et de ses installations avec les espaces réels.
Un livre, Nager avec Laure Prouvost, paraîtra en juin 2022 aux éditions Manuella et en fera le récit. Son dernier film Four For See Beauties ouvre ainsi cette programmation pour le Centre Wallonie-Bruxelles / Paris. Cette artiste française qui a débuté sa carrière à Londres s’est installée depuis plusieurs années en Belgique, où elle participe activement à la scène artistique à travers les actions qu’elle mène avec son studio basé à Molenbeek, mais aussi à travers ses interventions à la Cambre. C’est aussi de cette façon que des scènes locales se tissent. Les artistes réuni.e.s dans cette programmation, dont la plupart ont des liens avec la Belgique, portent une attention aux formes de vie, aux espaces habités, aux nécessaires porosités qui nous donnent des forces en reliant les corps et les émotions. J’espère que la plongée dans ces vidéos permettra de faire surgir tous ces liens qui m’ont guidée dans la sélection.
Filmé pendant le confinement, Inside Outside d’Elise Guillaume fait entendre les paroles du care qui se sont largement propagées via les séances de yoga en ligne, invitant à fermer les yeux, à respirer, à prendre soin de soi et à retrouver confiance. Mais lorsque les séances s’achèvent, les yeux se réouvrent sur des espaces intimes toujours aussi envahis par les logiques libérales du monde du travail et de la consommation de masse. L’artiste traduit ces tensions en associant cette voix-off à des images tournées autour d’elle en Belgique dans des paysages agricoles marqués par la monoculture: des terres appauvries et dévitalisées par une exploitation intensive qui s’y est comme ailleurs largement imposée dans des objectifs uniquement économiques. Comment alors se reconnecter aux émotions, entendre ces appels au lâcher-prise, retrouver des expériences intérieures inscrites dans le corps lorsque l’environnement extérieur reste immobile, sans que s’y amorcent les virages écologiques nécessaires ? L’humain est indissociable de l’ensemble du vivant, nous sommes nombreux.euses à en être aujourd’hui persuadé.e.s, mais pourtant, comme l’analyse Bruno Latour, il reste difficile de transformer les affects écologiques, l’éco-dépression communément partagée et amplifiée pendant la crise du covid en une conscience de classe permettant d’enclencher la nécessaire révolution écologique.
Profondément habitée par ces questionnements, et impliquée dans sa vie quotidienne dans ces mutations de modèle de production agricole, Laëtitia Bourget a mis en place des rituels qui ancrent ses perceptions dans l’écoute et le partage des énergies. Cueillir, ramasser, récolter, marcher, nager, se laisser guider par les cycles et les saisons, prendre soin du vivant, produire des formes pour rendre visible la force des échanges et des états de transformation. La rivière est un espace du dehors qui a ces capacités magnifiques à accueillir des sensations intérieures, autant par le regard que l’on y pose que par la nage que l’on y vit, et qui nous enseigne en créant ces précieux espaces de réciprocités dont Donna Haraway a exploré les potentialités. Filmer ces relations est pour Laëtitia Bourget un acte artistique autant qu’un partage de sensibilités. L’espace du chez soi est un lieu où les gestes du corps apprennent dans la répétition, accomplissent régulièrement des mouvements et actions identiques - ouvrir une fenêtre, étaler une pâte à tarte, couper les fleurs d’un bouquet - et qui pourtant chaque fois s’accomplissent différemment.
La vidéo Flowers Blooming in Our Throats d’Eva Giolo est une succession de gestes cadrés assez serrés, évitant les visages. L’artiste les met en scène dans leur dimension chorégraphique et dans leurs tonalités ludiques. Elle parcourt différentes pièces d’un intérieur qui devient le décor de sensations corporelles simples partagées dans le plaisir, la légèreté et la fluidité. L’état de fascination produit par le mouvement hypnotique d’une toupie se prolonge dans ces petits gestes explorant l’énergie, la confiance, la joie que les mouvements de corps peuvent produire.
En 1976, dans Women I Love, l’artiste féministe américaine Barbara Hammer filmait et composait avec une très grande force et poésie des échos multiples entre des éclosions de formes végétales et des états de plaisir explorés avec ses amantes. Les images et émotions de ce film étaient présentes en moi quand j’ai construit ce programme. Dans Begonia, Laurie Charles s’approche d’une serre dans une nuit d’été et surprend de sa caméra les sensations d’une femme profitant d’une séance de massage. Sa caméra va au plus près des corps mais aussi des fleurs qui vivent dans la serre et dont on devine les odeurs, projetant des évocations sensuelles, créant une atmosphère très intense invitant aux plaisirs. Les paysages de mer et de rivière produisent beaucoup de fantasmes lorsque l’on vit à distance de leurs ressources, ce que les campagnes publicitaires ont compris depuis longtemps en recouvrant les murs des villes et des métros de ces images.
En 2002, Edith Dekyndt a commencé à enregistrer des séquences de webcams dirigées vers des plages dans différents endroits du monde. Addictive 01 est une installation (impossible à programmer donc ici), un montage de ces paysages naturels cadrés pour le désir humain, dont le spectacle à distance, depuis un ordinateur connecté, crée un sentiment de malaise, de présent percé dont il est difficile de s’extraire. Une sensation d’épuisement, mêlant désir et trop plein, comme à regarder nager un poisson rouge dans un bocal. Que reste-t-il pour le poisson du plaisir de nager dans ce triste mouvement répété dans une bulle étroite et transparente? Et pour celui qui le regarde?
Avec One to One, le performer Messieurs Delmotte donne à cette expérience si banale une tournure comico-tragique.
Quand l’artiste albanais Driant Zeneli a proposé à un groupe d’enfants de créer avec lui un scénario pour le bâtiment brutaliste de la Bibliothèque Nationale du Kosovo, c’est aussi un petit poisson que les enfants ont proposé comme personnage principal. No wise Fish would escape without flying filme sa tentative de sortir de ce lieu et d’échapper à un requin. Nageant dans les sous-sols du bâtiment, dans un décor dont Driant Zeneli explore les qualités cinématographiques, poursuivi par son prédateur, il doit alors se mettre à voler pour s’enfuir, transformer sa relation à son environnement pour trouver une issue.
La vidéo Thimothy de Laure Cottin Stefanelli est le portrait d’un jeune nageur au bord d’un bassin, filmé juste après un effort physique intense. Le visage encore marqué par les lunettes, ruisselant de gouttelettes d’eau, il respire activement pour retrouver son souffle, le cœur battant, dans un état de corps et de conscience un peu parallèle. Les sons ambiants de la piscine nous arrivent du lointain, l’œuvre nous immerge dans une bulle d’émotion personnelle assez étanche. L’effort sportif et la concentration d’une pratique de la nage en piscine ou en mer produit des sensations fortes, dont on s’extirpe doucement lorsque le corps reprend pied dans son environnement naturel. Pourrait-il devenir un corps aquatique?
C’est la question posée par LAUSO LA MARE E TENTE N TERRO d’Enrique Ramirez, qui donne à entendre les angoisses climatiques d’un personnage anticipant le recouvrement des terres par la mer. Filmant avec douceur les paysages, Enrique Ramirez met en scène ce possible devenir aquatique de l’humain, imaginant une métamorphose possible et rêvée, une adaptabilité inspirée de la longue histoire du vivant.
Pour regarder ces vidéos, il faudra - et c’est très important - prendre soin des qualités immersives, écouter les recommandations d’Inside Outside : se trouver une posture confortable, trouver un moment dédié, allier des écouteurs à l’ordinateur, ou, mieux encore, organiser une projection pour soi ou pour les autres, ami.e.s, étudiant.e.s, en partageant l’envie de regarder ces films.
Les artistes ont fait confiance en cette invitation à adresser leurs œuvres en dehors des conditions d’exposition ou de projection en salle, à intégrer une orchestration virtuelle qui je l’espère aura permis de produire des porosités et de créer des affinités. Qu’iels en soient ici infiniment remercié.e.s.