Entretien avec Armand Morin
Focus sur l’exposition monographique d’Armand Morin à “Reliefs” la Zoo Galerie de Nantes
Zoo Galerie accueille ta première exposition monograhique ; comment ce projet a t-il germé dans ton esprit et dans celui de Patrice Joly, directeur de la Galerie et de la Revue 02 ?
Cette exposition, n’est pas vraiment ma première exposition monographique, mais c’est la première fois que j’ai autant d’espace à ma disposition.
Lorsque Patrice Joly m’a proposé de me saisir du nouveau site de Zoo Galerie, il venait de visiter l’exposition Signal à la Friche Belle de Mai (organisée par le CWB) dans laquelle je montrais la vidéo Les Oiseaux. Il m’a contacté pour me demander si je voulais faire une exposition avec cette pièce comme élément central.
Je commençais tout juste à tourner des images pour la vidéo Reliefs, je lui ai donc parlé de ce projet, que je vois comme un nouveau chapitre, une suite à Les Oiseaux.
On sortait du premier confinement et le besoin de faire des images dans des grands espaces devenait urgent pour ma santé mentale, alors je m’étais lancé sans production ni financements particuliers, l’écriture du film se limitant à une courte note d’intention et à une liste de lieux ou de situations à filmer.
La perspective d’une exposition personnelle est donc arrivée au bon moment et m’a permis de m’investir dans ce projet plus intensément.
L’annonce du soutien du CWB a suivi et soutenu quelques ambitions pour ce film, notamment la possibilité de tourner dans plusieurs pays d’Europe.
Très vite, nous avons déterminé que cette nouvelle vidéo serait la pièce majeure de l’exposition autour de laquelle graviteraient d’autres éléments : une scénographie, des objets, des matériaux, d’autres vidéos, etc…
L’exposition a pour titre « Reliefs », celui de ton dernier film, fil conducteur de l’exposition ; comment as-tu imprégné de ton univers les espaces de la Galerie ?
Le titre de travail de la vidéo était Mines & Résidus. Ce n’était pas très “glamour”, mais cela permettait de mettre en évidence l’enjeu de ce travail : documenter des paysages façonnés par l’extractivisme et plus particulièrement par les scories empilées sur place.
Patrice a ensuite proposé d’appeler ça Reliefs, avec le double sens contenu par ce mot : le rapport à la géographie bien sûr et aussi dans le sens de “restes”, comme lorsque l’on parle de relief d’un repas (Shoot out Daniel Spoerri! ).
Cette idée de restes collait parfaitement à l’état des lieux filmés, mais aussi au bric-à-brac que je voulais ramener dans l’espace, notamment divers emballages “collectionnés” dans les rues de Bruxelles (boîtes de sandwiches, emballages de jus de fruits, etc…).
Ce double sens du mot “relief” a encore mûri quelques temps et j’ai finalement décidé de proposer ces tables-abris dont le plateau est recouvert d’une terre stérile - en réalité de petits gravats de béton - éclairée par une lampe de croissance horticole. On peut non seulement regarder (et sentir) ces plateaux pour ce qu’ils montrent, des gravats, mais aussi comme les maquettes d’un monde dévasté, comme les Plans-Reliefs du XVII° siècle représentaient à échelle réduite les principales places fortes et champs de bataille du règne de Louis XIV.
Ce même double-sens se retrouve dans le choix de la bâche de maraichage qui descend des murs et recouvre le sol. Elle a été récupérée auprès d’un agriculteur de la région et les nombreuses traces, plis et déchirures témoignent de son usage passé, de ce qui a poussé dessous. Elle dessine aussi dans l’espace une nouvelle géographie, des cavités et des pleins, de nombreux plis qui peuvent se lire comme un paysage.
On retrouve donc dans cette exposition des centres d’intérêts récurrents dans mon travail : la modification du territoire par l’activité humaine, des jeux d’échelles entre le très grand et le tout petit, diverses transformations de l’espace, une mise en scène qui propose au visiteur de se raconter une histoire.
Concernant plus spécifiquement le film, est-ce que tu lui conférerait le statut d’une science-fiction dystopique ? Comment expliquerais tu cette sorte d’ « attirance / obsession » vis-à-vis de la plasticité d’un paysage terrestre constamment transformé par l’intervention humaine ?
Comme chacune de mes vidéos, Reliefs vient de désirs d’observation et de découverte et s’est construit comme un film documentaire. Je passe d’abord beaucoup de temps sur Google Maps, je lis des articles de presse, de la documentation scientifique ou d’entreprise, je collecte des images existantes, je contacte des personnes, etc…
Ensuite le tournage est une expérience de terrain très solitaire, intime. Je travaille sans autorisation, j’essaie de me fondre dans le décor comme une petite souris, tourne autour du site à filmer en faisant des cercles concentriques, pour l’apprécier à différentes distances et ne pas risquer de me faire surprendre en allant trop vite au coeur de ce qui m’intéresse. Mon “devenir animal” sur un tournage, c’est d’être aussi paranoïaque et peureux qu’une mouche, une truite ou un pigeon!
Au moment du tournage, il y a une équation à résoudre entre mes ambitions, le drone et son autonomie, les possibilités de vol au dessus des lieux, la météo, la lumière et la présence d’humains, source de soucis : principalement la police, les agents de sécurité et les voisins vigilants.
Les conditions de tournage, les précautions requises et cet état de solitude font que mes sens sont sollicités un maximum, mes émotions sont exacerbées et une forme d’imagination me conduit vers la prochaine action, le prochain plan à filmer.
Un premier récit émerge pendant le tournage. Mais c’est une histoire qui n’existe qu’au présent, il n’en reste plus grand chose quand je rentre, au mieux quelques notes.
Lorsque le montage commence, je dois trouver le moyen d’associer les images et conduire le regard des spectateurs. J’ai beau avoir accumulé une sacré documentation et avoir plein de choses à raconter sur ces lieux à la fois incroyables et tellement constitutifs de notre monde, je ne suis pas journaliste et mes vues au drone ne sont pas destinées à Des racines et des Ailes ou Complément d’enquête! Je suis plasticien, pas documentariste, c’est pourquoi les sites visibles ne sont pas décrits pour ce qu’ils sont, par exemple pour Reliefs la mer de plastique en Andalousie n’est pas décrite comme des serres agricoles, mais plutôt comme un énorme lieu de culte. La musique aussi contribue à évacuer l’aspect documentaire.
Je tente de recycler les informations accumulées dans un petit récit ; soit en utilisant des morceaux d’interviews comme dans Opa-Locka Will Be Beautiful, une voix off (The promised Lawn) ou simplement du texte (Les Oiseaux, Reliefs). Plutôt que des récits de science fiction, ces textes ont plus la structure de courts contes ou fables, avec un niveau de métaphore basique. Reliefs décrit une espèce tentaculaire qui avale tout sur son passage avant de coloniser un autre monde, pour maintenir son niveau de vie. Même les enfants comprennent qu’on parle en fait de l’humanité. Aussi, les lieux filmés sont déjà très médiatisés, je n’invente rien, je rabâche avec une certaine flexibilité.
Je ne crois donc pas qu’il s’agisse de SF dystopique, c’est plutôt une parabole du monde que nous connaissons actuellement. Dystopia is the new hic & nunc. Ou vice versa.
Patrice Joly parle de « contradiction » en faisant référence au contraste dans le film entre la dystopie de fond et le « charme » que même les paysages industrialisés exercent si filmés d’en haut, au loin, avec un drone… Il s’agit d’ailleurs d’un aspect déjà présent dans tes précédents films, comme « Les Oiseaux » en 2019. Pourquoi cette dichotomie ? Quels enjeux de forme et de contenu te permet-elle d’aborder ?
On n’attire pas les mouches avec du vinaigre! Plus sérieusement, les images tournées au drone comme ces paysages ont d’évidentes qualités esthétiques qui me fascinent.
Par exemple ces sites industriels ont la particularité d’être très épurés, minimaux dans leurs formes et leurs couleurs, pour la simple raisons qu’ils s’attachent à un seul objectif : créer un maximum de richesse avec une production unique qui ne laisse de place à rien d’autre. Cette épure est visuellement très séduisante, malgré l’horreur qui l’élabore.
Les vues au drone ou les vues macro tournées en studios, réunissent des clichés de la représentation auxquels on adhère presque tous.tes plus ou moins volontairement : un panorama harmonieux, une composition étudiée, une lumière de fin de journée, des couleurs chatoyantes, des mouvements fluides.
Je ne produis pas ces images par cynisme ou fainéantise, j’ai envie d’éprouver ces clichés visuels et tenter avec mes modestes capacités de les manipuler, pervertir leur forme par le fond.
J’utilise le potentiel de séduction de ces images pour captiver le public, le prendre 10-20 minutes en otage et lui raconter cette histoire terriblement pessimiste, ouvrir un espace dialectique et critique.
Comment « jongles »-tu entre vidéo, sculpture et installations dans ta pratique ?
Pour cette exposition, j’ai souhaité créer un environnement en échos à la vidéo. L’important pour moi était de proposer une traversée de l’espace comme une sorte de balade dans un parc, une flânerie, d’aboutir la projection sur le mur du fond, puis de faire le chemin inverse et reconsidérer cette installation après le visionnage. Les éléments physiques de l’exposition, sont une série d’indices, de points à relier pour préparer puis prolonger l’expérience du film. Je n’envisage pas du tout cet agencement spécifique d’objets et de matériaux comme un ensemble d’oeuvres autonomes, mais comme une scénographie. Je me sens d’ailleurs assez étranger à cette idée d’oeuvre unique, figée et ne me considère pas du tout comme sculpteur. Chaque élément s’est fixé dans l’espace et par rapport aux autres pour démultiplier ou orienter leur pouvoir narratif, Il aurait pu en être autrement dans un autre espace, un autre contexte.
Je vois l’ensemble comme un décor de théâtre et chaque objet comme un accessoire. Par exemple, avant cette exposition, j’avais déjà utilisé les pneus déchirés ou les peintures au spray. De la même manière, la bâche pourrait me servir à créer des volumes différents, les plaques de polycarbonate qui couvrent la vitrine sont présentes pour diffuser cette importante entrée de lumière dans l’espace, au delà de leurs caractéristiques plastiques et l’histoire qu’elles portent.
Certains éléments sont eux-mêmes présents dans la vidéo comme les boîtes de sandwiches et il était question qu’il y en ait plus dans l’espace, comme certaines maquettes filmées. Je ne sacralise pas ces objets, j’apporte beaucoup plus d’importance à l’expérience des visiteurs.
Je vois ces installations comme des outils de mise en conditions des visiteurs, pour stimuler leur imaginaire et leur pouvoir de projection. Ainsi, je tente de transmettre cet appétit que j’ai pour des lieux et des objets qui me racontent des histoires.
Nantais d’origine, tu vis et travailles depuis plusieurs années à Bruxelles ; est-ce que tu trouves l’univers de cette ville particulièrement propice à ta création, et si oui pourquoi ?
Je vis à Bruxelles depuis dix ans et me sens attaché à cette ville comme jamais je ne l’ai été auparavant dans les autres villes où j’ai vécu : Nevers, Bordeaux, Nantes, Miami ou Lille. C’est davantage pour des raisons personnelles que professionnelles, si on met de côté le foisonnement artistique de la ville ou la possibilité de se loger et d’avoir un atelier à des conditions raisonnables.
À Bruxelles comme ailleurs, j’aime observer le milieu dans lequel je me trouve, ramasser des petites choses par terre, prendre des notes par l’image. Molenbeek, le quartier où je vis et Anderlecht, celui où je travaille me nourrissent visuellement et culturellement, mais si j’évoluais dans un milieu rural, c’est seulement l’objet de mon attention qui changerait.
C’est pour cela que c’est important pour moi d’aller à la rencontre de situations en dehors de mon quotidien, pour renouveler mon appétit et ma curiosité. Rien de bien original…
Des projets d’expositions pour l’avenir ?
À l’invitation du CWB, je participerai fin Septembre à la foire Around Video à Lille.
Dans les mois à venir, il est question que j’investisse le dernier étage d’une ancienne brasserie dans la région Bruxelloise pour proposer une nouvelle version de Reliefs : le film sera projeté et les objets et matériaux de l’installation seront agencés d’une manière tout à fait différente. Ce sera un nouveau paysage qui s’observera d’un point fixe cette fois-ci.
Sur un temps plus long je souhaite réaliser un nouveau film à propos de la plus petite république du monde, Nauru, une île perdue en Océanie à l’histoire ahurissante, littéralement dévastée par le colonialisme et le capitalisme. Le film serait entièrement tourné dans mon atelier à partir de maquettes et d’images d’archive.
Propos recueillis par Sara Anedda