Entretien avec Bye Bye Binary
Entretien avec Bye Bye Binary
Quand, où et comment s’est créée la collective Bye Bye Binary ?
Laura Conant : La collective s’est formée en novembre 2018 à Bruxelles avec un workshop organisé par des professeur·es de l’École de Recherche Graphique et de L’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre : lors de ce workshop, on a commencé à travailler sur l’écriture inclusive en reprenant des typographies déjà existantes et en les modifiant. On a créé aussi à cette occasion l’Acadam, une base de vocabulaire neutre, en l’appliquant notamment au texte de la constitution belge. Cela a permis de créer des mots comme « citoyols » (au lieu de citoyen·nes), « humainls » (humain·es), « universex » (universel·les) ou encore « poètek » (poète·sse).
Marouchka Payen : On cherche dans plein de directions différentes et on a proposé plusieurs façons de faire les choses, par exemple en créant des nouveaux glyphes7 qui reprenaient et combinaient plusieurs lettres, un peu comme l’arobase par exemple. D’autres personnes ont proposé des superpositions de lettres.
Pour vous, en quoi le recours au point médian est-il limité pour véritablement débinariser la langue ?
Camille·Circlude·Caroline·Dath : Le point médian sépare les formes du masculin et du féminin, il ne permet pas d’inclure toute une série de personnes qui ne se retrouvent pas dans la socialisation binaire de la société, comme les personnes genderfluid ou agenre, par exemple.
Marouchka Payen : et même en intégrant une forme neutre (par exemple ·e·x·s) le point médian hiérarchise également les formes de terminaison (on lit l’un puis l’autre). Les terminaisons composites peuvent permettre d’effacer cette frontière masculin/féminin, mais aussi cette hiérarchisation.
Lorsque vous reprenez des typographies déjà existantes pour les débinariser, comment cela se passe en termes de droits ?
Marouchka Payen : Nous travaillons principalement sur des polices de caractères libres de droit.
Camille·Circlude·Caroline·Dath : La question de la licence est au cœur de la collective sur plusieurs aspects. Je développe actuellement à ce sujet un projet dans lequel j’interpelle des créateurices de polices de caractère qui ne sont pas forcément libres de droit : je leur envoie le texte « iel te dit je t’aime », avec donc la création de la ligature « ie
», mêlant le « i » et le « e » à partir de leur typo. J’espère que ce procédé va créer de la pollinisation, de la contamination, pour que d’autres créateurices de polices de caractères se sensibilisent à ces questions.
La dimension collective semble très importante dans votre projet, vous vous attelez notamment à défaire le récit hégémonique du génie créateur, et à penser plutôt en termes de mouvements collectifs, pouvez-vous expliciter cette démarche ? Les logiques de création dans le domaine de la typographie sont-elles très individuelles ?
Marouchka Payen : Déjà, le collectif permet d’agréger des personnes venant de domaines très différents (typographie, performance, littérature, recherche, etc) ce qui nous permet d’avoir des capacités qu’on n’aurait pas pu avoir seul·es. C’est quelque chose qu’on retrouve souvent dans le milieu queer et je trouve ça intéressant d’apporter cette manière de faire dans le domaine graphique, au sein duquel les notions d’autorat et de génie demeurent très présentes - même s’il y a des exceptions, avec quelques groupes qui ont marqué l’histoire graphique.
Comment pensez-vous la question de l’auctorialité dans le collectif ?
Camille·Circlude·Caroline·Dath : On a commencé à la penser récemment. Dans le premier fanzine qu’on a créé, on avait par exemple mis tous nos noms à la queue leu leu, on ne savait plus nous-même qui avait fait quoi. Mais suite à l’article publié dans la Tribune de Genève, intitulé « Un Genevois crée la première typographie inclusive », qui a entraîné un emballement médiatique, on a décidé de faire une recherche pour retrouver qui avait fait quoi, en se disant que si le nom de Tristan Bartolini pouvait sortir, les nôtres aussi8. Maintenant, on continue à signer collectivement, par exemple sur Instagram tous nos noms sont référencés et mélangés dans les posts, mais sur certaines propositions graphiques on va mettre en avant les personnes qui les ont créées. On croyait innocemment qu’on n’en avait pas besoin, on n’en sentait pas le besoin, mais les médias, qui veulent des noms et des visages, nous poussent à cela. Pour revenir à la question du génie créateur : il y a un article fondateur de 1971 intitulé « Pourquoi il n’existe pas de grandes femmes artistes » de Linda Nochlin dans lequel elle déconstruit très bien cette idée.
Vous vous situez plutôt dans une démarche d’expérimentation, avez-vous tout de même envie d’arrêter des propositions de typographies et d’écritures non-binaires ?
Marouchka Payen : Je pense qu’on a des points de vue différents à ce sujet au sein de la collective. En ce qui me concerne, c’est vraiment l’expérimentation qui m’intéresse, car je pense que la typographie ne peut pas être figée par quelqu’un et pas davantage par nous. Pour moi ce sont les usages qui vont déterminer les formes qui vont rester. Je trouve d’ailleurs très beau la possibilité d’être surpris·e par les usages de ce que l’on peut proposer.
Camille·Circlude·Caroline·Dath : Certain·es pensent qu’on n’arrivera plus à se comprendre en changeant quelques suffixes, moi ça me fait parfois sourire : pourquoi on ne pourrait pas dire auteure, autrix, autaire ? Cela dit, il y a plusieurs personnes au sein de la collective qui cherchent à rendre accessible la typographie non-binaire, par exemple dans des logiciels de mise en page comme Word ou OpenOffice. Par exemple, on travaille actuellement à la création d’un Mapping Unicode, le Queer Unicode Initiative (QUNI) —une zone dans Unicode qui nous permettra d’appeler nos nouveaux caractères avec la même référence Unicode, pour par exemple passer facilement d’une police de caractères à l’autre— commun qui permettrait d’accueillir toute la variété de nos propositions. C’est un casse-tête mais on y arrive ! On cherche donc à mettre en place un système ouvert, mais un système tout de même, pour permettre l’accessibilité. La question qu’il est intéressant de se poser aussi c’est : pourquoi mettre en place un système ? En l’occurrence, ce n’est pas pour imposer une norme, mais pour essayer de se concerter et de faire quelque chose en commun pour le rendre accessible au plus grand nombre.
En tant que collective franco-belge, remarquez-vous des dynamiques spécifiques au sujet de l’écriture inclusive en Belgique, par rapport à la France ?
Marouchka Payen : Il y a une économie graphique plus portée sur le libre en Belgique (logiciels libres, open source). L’Erg est très portée sur ces enjeux, ce qui n’est pas le cas des autres écoles que j’ai pu fréquenter en France.
Léna Salabert : L’argument du risque de dénaturer la langue française est également beaucoup plus présent en France.
Camille·Circlude·Caroline·Dath : Même si en Belgique il y a aussi des propositions d’interdiction de l’écriture inclusive par certains partis politiques, les débats sont un peu moins virulents et exacerbés à ce sujet. La Belgique est un refuge pour les français (rire) !
Site : http://genderfluid.space/ Insta : @bye.byebinary
Entretien réalisée par Diane Moquet, juin 2021