Entretien avec Eléonore Valère-Lachy
Propos recueillis par Danièle Vallée
À l’occasion de la présentation de Descendre le 2 décembre 2025, nous avons souhaité donner la parole à sa créatrice, Éléonore Valère-Lachky. Chorégraphe, autrice et interprète, elle nous ouvre les portes d’une création traversée par la mer, la douceur et le mythe d’Ulysse — autant d’éléments qui prennent corps dans le mouvement et éveillent la réflexion.
1 - Quand as-tu entendu ton premier chant de sirène ?
Dans le cadre d’une formation en pratique somatique : la thérapie cranio-sacrée.
La thérapie cranio-sacrée étudie le mouvement du liquide céphalo-rachidien dans le corps, qu’on appelle aussi « la respiration primaire ». Ce mouvement a été mis en évidence la première fois par Sutherland, un médecin, au cours d’une opération, au début du siècle dernier. Ce mouvement a deux phases, une phase d’expansion (moment où le liquide se répand dans le corps) et une phase de rétraction. Le mouvement du liquide influe sur l’ajustement des os dans le corps (la jonction des os du crâne s’écarte légèrement, par exemple) et dans les fascias, c’est-à-dire les tissus conjonctifs qui enveloppent nos tissus, nos muscles, nos os.
Ainsi, ce rythme est une sorte de « marée » à l’intérieur de soi.
Ce mouvement d’expansion et de rétraction traverse tout le vivant, les mers et les océans eux-mêmes respirent. Sentir ce mouvement nécessite un niveau de perception si fin, qu’il nous échappe dans la vie de tous les jours. Savoir qu’au fond du corps existe ce micro-mouvement a été pour moi une découverte très émouvante. Depuis, je crois qu’il existe une douceur intrinsèque au monde, constamment à l’œuvre, qui nous échappe, dont nous n’avons pas idée.
2 - Dans Descendre, la mer n’est pas une image mais une matière. Comment travailles-tu cette sensation en répétition ?
Je n’ai pas cherché à « représenter » la mer, je n’ai pas cherché à l’illustrer. Je crois que j’ai surtout fait confiance à l’impact du mot « mer » sur nous. Nous avons toutes et tous une connaissance physique, intime, archaïque de la mer. Nous venons de l’eau. Toute chose vivante a son origine dans l’océan primordial.
Dans son livre « Manières d’être vivant », Baptiste Morizot nous rappelle que de nombreux gestes quotidiens nous renvoient à notre évolution, à notre ancestralité.
Il demande par exemple : Pourquoi salons-nous ?
Le premier animal vivant dans la mer était probablement une éponge. Il y a 75 millions d’années environ, les tétrapodes, qui sont nos ancêtres, sont sortis de l’eau pour explorer la terre ferme. Mais la mer est restée au-dedans de leur corps comme un souvenir de chair. Notre besoin actuel de sel est un souvenir organique de la mer emmenée avec nous sur la terre. Manger du sel, c’est reconstituer en soi le milieu originaire : la part d’océan qu’on a emportée avec nous lorsqu’on est sortis des eaux.
Je pense que nos cellules savent d’où elles viennent, qu’elles ont la nostalgie de l’eau, qu’elles se souviennent de cet état de fusion, d’indifférenciation. Parfois, il me semble entendre, au fond du corps, comme une chorale, chanter ce « regret » pour ces temps primordiaux. Quelque chose en nous garde le souvenir de ce monde d’avant le monde, où « le tout » était ce grand « Un » : indivisé, osmotique. « Un grand tout », où nous n’étions pas encore des « individus » séparés les uns des autres.
3 - Que se passe-t-il au fond du corps quand on se dissout ?
Une très grande douceur, difficilement descriptible. La douceur est un paradigme, un royaume où les mots n’existent plus, ou pas encore. C’est pourquoi il a été terriblement difficile d’écrire sur cette chose-là.
Pourtant, il a été vraiment nécessaire pour moi de le faire.
Pour moi le mythe d’Ulysse et des sirènes parle de ça, de cette nostalgie de l’eau, de la tentation de se fondre dans le grand tout… Dans ce mythe, les sirènes chantent, et leur chant, irrésistible, entraîne toutes celles et ceux qui l’écoutent au fond de l’eau. Sans doute, ce mythe évoque-t-il cette tentation-là, tapie dans la nuit de nos corps : rejoindre l’océan, s’oublier dans infiniment plus grand que soi…
J’ai choisi d’aborder ce paradigme à travers la passion amoureuse, parce qu’il me semble qu’il s’agit de cette attirance-là, à l’œuvre dans la passion amoureuse ; celle de se dissoudre, d’entrer en état de fusion, de confusion, avec « l’autre » … Avec, en filigrane, la perspective d’un possible anéantissement.
Si Ulysse veut entendre les sirènes, c’est peut-être parce qu’il veut que résonne avec elles ce qu’il y a de plus ancien en lui. S’il demande à être attaché au mât du navire, c’est peut-être parce qu’il veut pouvoir entendre leur chant sans risquer de se perdre, sans risquer d’en mourir.
4 - Tu écris avant de danser. À quel moment le texte devient-il mouvement ? Et inversement ?
Je travaille au mouvement comme je travaille au mot : j’ai une passion, une obsession pour la formulation.
Plus jeune, je passais un temps infini à l’écriture du mouvement. Il m’est arrivé de travailler des semaines sur un geste, sur une demi-seconde de mouvement. En tant que danseuse, j’ai vraiment été obsédée par ça : ce que peut le corps, ses nuances, sa capacité à communiquer en silence, à convoquer des mondes et à les déployer dans le corps-esprit de l’autre.
Aujourd’hui j’ai 46 ans, je danse beaucoup moins, mais je me suis rendue compte que je travaille aujourd’hui au mot comme j’ai travaillé au geste. J’ai passé un temps infini à écrire, réécrire ce texte en m’émerveillant du pouvoir des mots, de l’impact qu’ils pouvaient avoir sur moi. Je suis entrée dans un monde de nuances infinies, comme je l’avais fait des années plus tôt, avec le mouvement.
D’autre part, il est absolument certain que tout ce que j’ai écrit vient du corps. Je me connecte d’abord à mes sensations pour pouvoir écrire. Pour ce texte, j’ai aimé renoncer à écrire des « belles phrases », à cesser d’essayer d’écrire des phrases intelligentes. Il m’a semblé que ces phrases-là n’auraient aucun pouvoir, aucun impact, elles n’auraient servi à rien. Je me disais tout le temps : « il faut que mes mots aient des racines de chair ». Que je sente, avant d’écrire, pour qu’aucun de mes mots ne soit hors sol, hors corps. J’ai envie de citer une de mes autrices favorites : Laurène Marx. J’ai lu dans une interview quelque part, je ne sais plus où, quelque chose comme ça : « Tout le monde s’en fout des belles phrases, ce qu’il faut, c’est écrire des instants. Personne n’a jamais vécu une phrase, tout le monde a déjà vécu un instant. »
J’adore. C’est super vrai.
5 - Quelle est la première phrase que tu as écrite pour cette pièce ? Et la dernière que tu as supprimée ?
et 6 - Certains mots t’échappent-ils une fois que le corps prend leur relais ?
Je ne me souviens pas de la première phrase. Mais je me souviens très bien de ce qui m’a poussée à écrire ce texte ; j’avais besoin de décrire le mieux possible la douceur et la mer.
Par contre je me souviens très bien de la dernière phrase que j’ai supprimée. Et si vous me le permettez, je voudrais la garder secrète. J’ai longtemps tergiversé, me suis demandée s’il fallait la laisser ou pas, parce que je l’aimais beaucoup, et qu’elle m’avait coûté beaucoup d’heures d’écriture…
À Sabine Durand, mon amie et première lectrice qui a lu le texte dans sa première version, cette dernière phrase, que j’ai supprimée, lui semblait absolument centrale, elle lui semblait être une sorte de clef de voûte de toute mon entreprise…Lorsqu’elle s’est rendue compte que je l’avais retirée elle m’a dit :
« mais où est cette phrase ? » presque comme si je lui avais volé quelque chose, elle était un peu furax. Ça m’a flattée, bien évidemment, parce que sa réaction m’a donné le sentiment d’avoir écrit quelque chose de nécessaire.
J’aurais aimé qu’il soit possible de laisser cette phrase, mais cette dernière version du texte était pour la scène, Violette était là, j’ai dû la retirer, pour éviter toute redondance.
Mais je l’ai donnée à Violette. Alors pour moi, cette phrase fait toujours partie du spectacle. Simplement, on ne l’entend pas.
7 - La douceur est au cœur de cette création. Comment chorégraphier quelque chose d’aussi impalpable ?
S’armer de pudeur. Il a été très difficile de travailler sur la mer, la douceur, la fluidité, car ce champ sémantique véhicule tout un tas de représentations assez sucrées et indigestes, il y a un risque énorme de tomber dans le kitsch.
En travaillant avec Héloïse Jadoule, l’actrice, puis avec Violette Wanty, la danseuse, une formule, empruntée à Annie Ernaux, m’a servie de ligne directrice : l’écriture plate.
L’écriture plate cherche à laisser toute la place aux faits, aux actions, sans interprétation ni commentaire direct de la part de l’auteur. Elle repose sur une structure de phrases simples, un vocabulaire courant et des descriptions directes, sans adjectifs ni métaphores. Les mots utilisés sont sobres, et permettent une compréhension immédiate. Dans l’écriture plate, l’auteur s’abstient de juger ou d’interpréter les actions et les pensées des personnages.
C’est comme ça aussi que j’ai écrit le texte. Je n’ai jamais cherché à juger mon personnage, ni à lui donner des conseils, ni à lui expliquer comment « vivre mieux ».
J’ai écrit le texte en sentant que cette approche était celle qui me permettrait d’aborder mon sujet de façon juste. Et pour la direction d’actrice et l’écriture chorégraphique, cette approche est apparue aussi comme étant également la seule possible.
8 - Quelle trace aimerais-tu que Descendre laisse dans le corps de celles et ceux qui la verront ?
Pour répondre à cette question, j’ai envie d’expliquer la façon dont j’ai écrit le texte.
Je l’ai écrit de façon presque passive. Cela peut paraitre paradoxal, voir choquant, mais je n’ai même pas vraiment le sentiment d’avoir choisi moi-même l’histoire. J’ai le sentiment de l’avoir écoutée. Toutes les fois où j’adoptais une posture conquérante, pleine d’ambition, assise bien droite devant ma table d’écriture en me disant que j’allais inventer des tas de choses, il ne se passait rien. Je n’avais rien à écrire. J’ai compris qu’il valait mieux s’y prendre autrement : il valait mieux penser que j’allais m’asseoir avec mon texte, que j’allais passer du temps avec lui, avec cette femme, l’écouter. Alors ce que je voulais par-dessus tout, c’était réussir à écrire, à décrire le mieux possible ses ressentis.
À force de passer du temps avec elle, il y a donc eu un texte. Mais au cours de l’écriture, toutes les fois où j’ai eu envie de donner mon avis, d’intervenir dans le flot d’émotions qui me traversait, la femme se taisait.
Parfois, quelques secondes après avoir quand même essayé de laisser transparaitre un peu mon avis sur elle, je me retrouvais debout, mon corps s’était levé tout seul, avec cette idée qui tournait dans ma tête :
« ça ne sert à rien d’écrire, si tu écris ton opinion, si tu écris ce que tout le monde sait déjà. »
C’était étrange de ressentir avec une telle force, une telle clarté tous les sentiments de cette femme.
Parfois, je me suis dit qu’il existait une autre version de moi-même occupée à vivre cette histoire-là, quelque part, dans une réalité parallèle. Et que si j’écrivais son histoire, c’était peut-être pour ne pas la/me laisser toute seule.
C’est pour ça que mon admiration pour l’acte d’écrire s’en est trouvée grandie à l’issue de cette aventure.
J’ai désormais le sentiment qu’écrire ouvre des passages vers des endroits du monde, du réel ou de soi-même où seule la littérature peut nous mener.
Pour répondre désormais précisément à votre question :
J’aimerais que les gens aussi aient eu le sentiment de « descendre ». J’aimerais qu’ils se soient sentis chez eux, à l’abri des regards. J’ai envie que ce spectacle soit paisible comme une alcôve, qu’il offre une parenthèse dans ce monde où nous sommes si souvent amené.es à nous exposer, et, de plus, sous notre meilleur jour ! Je trouve cette permanente auto-promotion de soi-même épuisante.
Je trouve aussi étrange que nous soyons sans cesse appelé.es à avoir une opinion tranchée sur tous les sujets, et d’être toujours strictement d’un côté, ou d’un autre. Je trouve ça étrange, et même dangereux, car toutes ces opinions, lancées ainsi à tue-tête dans l’espace commun font beaucoup de bruit, elles le saturent, et elles empêchent le recul.
Et donc, la réflexion.
Ce texte n’a absolument rien à voir avec une prise d’opinion.
Ce texte ne revendique rien, il n’essaie pas de faire de vous une meilleure personne, ni de réparer la vie.
Ce texte ne donne pas mon avis. Essentiellement, il cherche à décrire, il est le portrait d’un sentiment.
Et il y a des sentiments qu’on ne peut pas réparer. Ils existent, il faut apprendre à vivre autour, les entourer d’autres choses. Mais je crois qu’il y a réellement une forme d’émancipation dans l’acte de mettre des mots sur les choses de la vie qu’on ne peut pas contrôler.
9 - Si tu devais décrire cette pièce à quelqu’un qui ne l’a pas vue, en une phrase, que dirais-tu ?
C’est une tragi-comédie dansée sur le thème de l’amour et de la mer.
10 - Et si tu devais y revenir dans dix ans, qu’aimerais-tu y retrouver intact
Le désir qui m’a animée tout au long de la création : être absolument intègre dans ma démarche artistique.