Interview Anne Dreyfus
Danseuse, chorégraphe et directrice artistique du Générateur (Gentilly).
Comment est née l’ambition du « Générateur »? Qu’est-ce qui vous a inspiré dans ce lieu atypique ? Et avec qu’elles visions l’avez-vous investi?
L’aventure du Générateur s’est inscrite dans la continuité de mon parcours de chorégraphe et est le fruit de ma rencontre avec l’artiste Bernard Bousquet. Nous avons découvert ce bâtiment par hasard, un ancien grand cinéma des années 30 – le Gaité-Palace - qui a fonctionné jusqu’au début des années 70. Atypique par sa taille, ses volumes et par sa situation à la périphérie de Paris, il nous a immédiatement séduit.
Nous en avons fait un lieu à l’architecture minimale, volontairement libéré de toutes références scénographiques (absence d’une scène fixe, de gradin, d’estrade). Il s’agissait sans doute inconsciemment d’évacuer la notion de hiérarchie dans la présentation d’une œuvre, avec d’un côté les artistes et de l’autre le public ; l’action de production est ainsi possible partout.
En lui donnant le nom « Le Générateur », je souhaitais placer le projet du lieu dans un champ plus large que celui seul de la culture et je posais déjà sans le savoir des orientations qui se sont révélées aujourd’hui toujours d’actualité ! Tel un générateur électrique, son moteur rime avec circulation, mouvement, énergie et transformation du réel finalement. Ce lieu génère des rencontres et des créations dès lors qu’elles riment avec expérimentation et nouvelles formes d’art, de vie. Lieu-laboratoire au croisement des arts vivants et des arts visuels, la performance y a ainsi trouvé naturellement sa place. Plus d’une décennie plus tard, le Générateur reste une invitation à un voyage. Sans destination fixe, il s’ouvre à toutes les vibrations et intensités.
Comment d’une part, la population voisine l’a accueilli et d’autre part, comment êtes-vous parvenue à le positionner dans le paysage des espaces d’art en région parisienne ?
L’accueil a été globalement très positif même si il est difficile de l’évaluer précisément. Les élus étaient enthousiastes d’autant qu’ils connaissaient ma compagnie de danse implantée dans le Val de Marne.
Les réactions au début ont en tout cas fusé… De la part des « anciens » de la ville ce fut : « Ah formidable, on va pouvoir à nouveau voir des films ! », Le Générateur – anciennement Gaîté-Palace ayant été le grand cinéma de la ville.
Pour d’autres, l’événement marquant fut l’inauguration du Générateur en 2006. En présentant une des performances mythiques d’Anna Halprin « Parades and Change » dans laquelle les performers se mettent à nu, notre réputation était faite ! Au Générateur, on voit des gens nus… Tout le monde n’a pas pu rentrer alors que la jauge maximale est quand même de 400 personnes. C’était la première participation d’une ville de banlieue à l’événement « Nuit Blanche ».
Depuis des fidélités se sont développées au fil du temps et l’événement Nuit Blanche est devenu le grand rendez-vous annuel avec le public de Gentilly.
Le positionnement du Générateur s’est construit petit à petit et sans stratégie. Sa singularité tient au fait que je prêche pour l’expérimental et que je continue à apprendre en marchant.
Dynamique du mouvement, prise de risque, les projets présentés au Générateur expriment ces dimensions d’où la présence forte de l’art-performance. Par besoin vital de ne pas rester centré sur soi, de découvrir de nouvelles pratiques, la collaboration avec de nouveaux partenaires a toujours été naturelle. Si le Générateur défend cette niche, l’art-performance, c’est que ce champ de l’art répond à une tendance partagée par des artistes de plus en plus nombreux qui est de questionner les codes de la représentation et les formats artistiques existants. A ce titre, et parce que leGénérateur est un espace dénué de toutes références scéniques propres au cadre habituel du théâtre, cette spécificité est bien comprise et intéresse. Le Générateur occupe une place à part en s’affirmant à la périphérie des pratiques aussi bien artistiques que de production.
Le Générateur est un espace créé et géré par des artistes, comment cela s’opère-t-il et se concrétise-t-il?
Mon expérience d’artiste et de chorégraphe s’exprime dans ma façon de développer et gérer le lieu. C’est un fait que je revendique facilement, comme celui d’être une femme artiste.
Pour ce qui est de la programmation, j’attache de l’importance à la place et à la présence donnée au corps. Elle doit être centrale afin de retrouver dans l’œuvre future une dimension organique et physique forte.
La notion de confiance a été dans mon activité passée de chorégraphe la condition de mes engagements avec mes partenaires artistiques. Cette valeur je l’insuffle à chaque niveau de la gestion et de la production artistique du Générateur. Je l’exprime entre autres par un principe de « carte blanche » que j’offre aux artistes. Je sais par expérience que toute création rime avec prise de risque, moment de doute, remise en question d’acquis. Ma capacité d’être en empathie avec les artistes et de comprendre leur création est peut-être plus facile.
La création finale, je la découvre avec le public le jour de la représentation.
Il me semble que cette façon d’appréhender la production d’une création favorise le désir et rend possible une dynamique positive entre les artistes et l’équipe du lieu qui l’accueille.
J’assume le fait de construire la programmation du Générateur de manière subjective et empirique. Elle se tisse au gré des rencontres, dans une porosité directe et au contact d’un cercle de connaissances. Programmer, réfléchir à de nouveaux formats artistiques, me rapproche de la chorégraphie : il faut chercher la juste dynamique, le bon équilibre, la bonne dose de risque, se frotter aux incertitudes, aux questions d’esthétique, de la nouveauté, de l’accueil de l’autre, de ses résistances, des miennes.
Plus que la création finale, c’est la qualité du chemin parcouru avant avec l’artiste qui m’importe. Cependant, rien n’est jamais garanti, parfois ça marche, parfois ça ne marche pas… Souvent la réussite d’un projet tient à quelques détails. Tout tient à l’attention que chacun y porte au quotidien.
Le Générateur est un lieu dédié dites-vous à toutes les expressions contemporaines et votre programmation se distingue par un fort tropisme en faveur de la performance - qu’est-ce qui vous interpelle, saisi dans
les protocoles performatifs ?
A la différence des autres formes d’expressions artistiques, la performance s’appuie sur une écriture plus ouverte, peut-être plus à l’écoute du contexte social, géographique, politique qui l’entoure. Elle est plus à même de remettre en question des savoirs faires et les formats de présentation d’une oeuvre.
Dans la performance – même si elle reste en perpétuelle redéfinition – on retrouve dans son écriture la notion d’improvisation. De là naît une sensation de prise de risque, l’artiste se met en danger, une jubilation liée au plaisir du jeu apparaît et est partagée avec le public. Ces dimensions apportent du réel et de la vie dans l’œuvre.
Concernant la programmation du lieu, j’assume et je revendique comme dans la performance certaines de ses dimensions : l’acceptation d’une « éphéméreité » de l’œuvre. Quand un projet « se pose » au Générateur, quand il est
là, je l’embrasse au présent, sans penser à son devenir. C’est la qualité du voyage avec un artiste ou avec un partenaire qui m’importe le plus. Le fait qu’une œuvre puisse être créée, qu’elle existe et puisse être présentée, c’est déjà une chance inouïe !
Le terme performance est « redevenu » à la mode, et nombreuses sont les propositions scéniques, muséales qui s’en revendiquent, qu’est ce qui trace, selon vous, les traits de démarcation d’une performance?
Depuis quelques années le terme performance est présent dans la programmation de plus en plus de structures culturelles, musées et institutions artistiques.
Je pense que l’utilisation de ce terme n’est pas « redevenu » à la mode, il correspond plutôt à une évolution des pratiques artistiques et de l’économie qui l’accompagne. Le développement des technologies (son, vidéo, usage du web) a permis aux artistes d’accéder à ces dernières années à une autonomie dans leur écriture beaucoup plus grande.
Par ailleurs, la performance s’empare de tout et comme elle échappe – je l’espère encore longtemps - à toutes catégories, elle est devenue pour bon nombre d’artistes l’endroit des possibles par excellence.
Le mot performance est devenu aussi un piège, un possible enfermement et la fin de son sens même. En réponse à cette évolution, de plus en plus d’artistes ne veulent pas utiliser le mot performance car il ne définit plus quelque chose d’assez spécifique et précis. On voit apparaître des termes comme « action performée », drame musical, installation-performance, expérience sonore et performative…
Quant à sa démarcation avec les autres formes d’expression artistiques, elle est réelle.
A la différence d’une oeuvre déjà écrite (partition musicale, mise en scène, écriture chorégraphique), la performance entretient une relation directe et sensible avec la réalité qui l’entoure (spectateurs, lieu, ambiance). Elle reste en devenir et se construit sous nos yeux, sans possibilité de savoir à l’avance quelle en sera l’étape suivante. L’œuvre de l’artiste est double, la performance telle qu’elle est perçue par le public (s’il y a public, ce qui n’est pas une obligation) et la transformation de soi.
La performance est à l’image de notre époque. Rien n’est intangible. Le monde est à inventer. Il s’invente devant nous. Nous participons aussi à sa fabrication et à sa transformation.
Depuis plus d’un an et demi, le Générateur porte un programme de recherche intitulé Performance Sources, autour des archives de la performance. Pourriez-vous nous en dire plus?
En parallèle de son activité de production artistique, le Générateur a créé depuis 2006 un important fonds d’archives
documentaire (Photographie, vidéo, article, notes d’intention). Il témoigne de l’histoire du lieu et constitue une richesse documentaire tant par son contenu que par l’histoire qui s’écrit à travers elle.
Les archives des pratiques performatives font l’objet d’un intérêt croissant et c’est pour penser ces défis théoriques et concrets que Performance Sources a vu le jour en 2019 grâce à un financement de la Fondation de France.
Sous la responsabilité de la chercheuse et historienne de l’art contemporain Clélia Barbut, ce programme prévu sur 3 ans, doit aboutir en 2022 à la création d’une base de données ouverte aux chercheurs comme au grand public.
Pour Le Générateur Performance Sources va permettre d’apporter un éclairage formidable sur les artistes qui y ont œuvré. Donner à ce parcours de 14 années une telle visibilité est inespéré !
Ce projet représente aussi un pari fou car il s’agit de circonscrire des données qui souvent ne peuvent pas l’être, la performance ne cessant de se redéfinir.
L’ambition de Performance Sources ne s’arrête pas là puisque ce programme s’ouvre à présent aussi à des archives émanant d’autres lieux et institutions.
Un tel corpus de ressources peut permettre de donner, je l’espère, un aperçu consistant de la production artistique performative en France, pour la période très contemporaine.
C’est à l’occasion de la première table ronde organisée il y a quelques semaines autour des questions de l’archive dans la performance, que Le Générateur s’est rapproché du CWB.
Question cruelle : si un moment performatif devrait résumer à lui seul l’expérience Générateur, lequel serait-il?
Difficile de résumer l’expérience du G. en un seul moment performatif !
Cependant je pense immédiatement à une performance intitulée « M(art)iage » proposée par Gabriel Hernandez pendant FRASQ 2011. Le concept de l’artiste était de faire jouer deux fois la cérémonie laïque d’un mariage. La première devait avoir lieu dans un lieu dédié à l’art contemporain et la seconde dans le lieu consacré aux mariages d’une Mairie.
La phase de préparation de M(art)iage qui a précédé la performance, a fait partie intégrante de l’œuvre de l’artiste. En oeuvrant sur un symbole aussi fort que le mariage et sa cérémonie inaugurale, nous avons traversé une aventure peu anodine, une véritable entreprise de déconstruction des institutions tout en montrant la force et la capacité de résistance et d’adaptation de nos institutions républicaines…
Le 15 octobre 2011, après de nombreux et passionnants échanges avec la Maire de Gentilly et le service d’état civil de la ville, ce pari fou a abouti et un mariage a eu lieu.
Un vrai couple s’est marié au Générateur puis civilement en Mairie de Gentilly.
Cette performance a éprouvé le réel de façon magistrale. L’art dans la vie, la vie dans l’art n’ont fait qu’un. La quête de cette dimension performative me semble être bon un exemple de ce que recherche le Générateur dans sa programmation.
Le Centre & Le Générateur s’associent à la faveur de la soirée d’ouverture de notre Biennale NOVA_XX dans le cadre de la Biennale NEMO, qu’est ce qui a scellé votre engagement en faveur de cette première collaboration ?
Certainement la qualité de ma rencontre avec la Directrice du Centre Stéphanie Pécourt.
Les deux structures sont très différentes ; elles ne peuvent se comparer en terme d’envergure institutionnelle et de moyens. Cependant une similarité dans la façon d’animer ces deux aventures artistiques m’a tout de suite frappé : une joie naturelle qui va de paire avec curiosité et confiance dans le réel et dans les autres. Participer à la soirée d’ouverture de la biennale Nova_XX est une occasion pour le G. d’éprouver cet ADN commun : défendre une création contemporaine qui rime avec expérimentation et écriture artistique renouvelée, soutenir l’émergence artistique et les échanges entre les disciplines, offrir en somme des formats d’événements qui stimulent le désir et la curiosité tout en développant de nouveaux dialogues entre artistes et publics.
Interview menée par Sara Anedda