Interview de Benoît Lamy alias ReineAlienor
Interview de Benoît Lamy de la Chapelle, Directeur du Centre d’art contemporain - la Synagogue de Delme, qui développe aussi un projet indépendant ReineAlienor.
Pourriez-vous évoquer le projet artistique indépendant ReineAlienor que vous avez initié et dans lequel s’inscrit votre exposition à la SIRA ?
Il s’agit simplement d’un projet personnel qui me permet de faire des projets où je veux et quand je veux, ou de répondre à des invitations, sans que cela empiète sur mes autres obligations. Il se veut nomade et non déterminé, se met en pause, parfois longtemps, pour reprendre au gré des invitations et opportunités. Et j’aime bien que ce nom me permette de rester anonyme autant que possible. Il m’importe que la personnalité du commissaire s’efface derrière l’exposition. C’est une manière d’essayer d’y parvenir, bien que ça ne marche pas vraiment…
Qu’est-ce qui vous a motivé à accepter cette invitation lancée par les Projects Space Tonus et Shiver Only ?
J’ai déjà travaillé plusieurs fois avec Tonus, nous nous connaissons bien, nous apprécions travailler ensemble, nous savons que nous pouvons nous faire confiance. Je respecte aussi les projets nomades de Shivers Only dont j’ai pu apprécier les différentes expositions. Je me retrouve bien dans la dynamique de « project spaces » des deux lieux, à savoir une tentative de faire vivre une scène artistique en partant de pas grand-chose pour essayer d’arriver à quelque chose de qualité, d’original et fédérateur.
Pour cette exposition vous avez choisi délibérément de mettre de côté le parti pris d’une thématique et d’agréger des œuvres « qui suffisent à créer une atmosphère à partir de ce qu’elles dégagent » ? Pourriez-vous nous en dire plus sur cette ambiance que vous cherchez à distiller ?
Je trouve qu’en tant que commissaire, on se sent de plus en plus obligé de se justifier sur nos choix, nos propos, l’articulation des œuvres avec ce propos, etc. Dans certains contextes, je conçois que la chose soit nécessaire, on se doit d’être transparent. Les choses ne peuvent pas être évidentes pour tout le monde, au même moment. Mais j’aime aussi laisser les choses se faire, et ne pas avoir à justifier une idée, une intuition, une sensation, et les laisser apparaître grâce aux œuvres montrées, et dans leur manière de dialoguer ensemble. Certains, comme Buren à l’époque, diront qu’il s’agit d’une instrumentalisation des œuvres au profit du propos du commissaire. Je comprends cette remarque et ne la rejette pas. Il y a un peu de ça. À cela près que les œuvres ne sont pas enfermées dans un propos cadrant, et qu’il reste à chacun.e de les recevoir comme telles qu’elles se donnent, dans un environnement à la fois construit et incontrôlable. J’aurais simplement orienté cette compréhension dans un certain sens.
Dans son ouvrage « L’Art, c’est bien fini ». Essai sur l’hyper-esthétique et les atmosphères, Yves Michaud fait le constat que « tout l’art est désormais atmosphère, producteur et vecteur d’atmosphères ». Que pensez-vous de cette vision ? Rejoint-elle par certains côtés votre approche curatoriale et scénographique sur ce projet ?
Je n’ai pas lu ce livre, mais cette formulation ne me convient pas. Quand on me dit « l’art, c’est bien fini » ou « la fin de l’art », j’avoue ne pas comprendre le caractère catégorique de ce postulat. Je ne sais pas ce qu’ont les gens avec cette « fin de l’art »… Je pense que l’art ne finit pas, jamais. Il évolue avec le temps tout au plus. Bon, je réponds de manière primaire à une réflexion très complexe. Mais, le fait qu’Anne Ihmoff, pour prendre un exemple facile, produise des œuvres totalement « atmosphérique » n’est pas synonyme de fin de l’art. Et si vraiment les formes artistiques traditionnelles disparaissaient au profit d’œuvres « atmosphériques », ce sont ces dernières qui deviendraient de l’art. L’art ne finit pas, je pense qu’il devient simplement autre chose et il n’y a pas lieu de s’en inquiéter. C’est une question qui nécessiterait un long essai afin d’être traitée correctement. Concernant cette exposition, il s’agit d’une exposition très classique avec une suite d’œuvres à apprécier soit les unes après les autres, soit prises dans un ensemble. Parler ici d’une exposition « paysage » revient à parler d’un rapport iconographique aux œuvres et non d’une expérience iconoclaste. L’atmosphère qui s’en dégagera sera ce qu’elle induira dans l’esprit des visiteur.trice.s.
Si l’exposition ne comporte pas de thématique affirmée, le titre à la tonalité poétique semble convoquer l’Anthropocène et l’inéluctable effondrement. Est-ce une façon d’orienter malgré tout le propos de l’exposition ? Comment les œuvres exposées résonnent-elles dans ce climat ? Comment se font-elles l’écho de cette menace ?
Selon moi, la véritable menace vient de la manière dont les média véhiculent l’information dans un contexte techno-politico-economique hyper-libéral dérégulé, et la transmettent aux habitants de la planète. Il n’existe pas de catastrophe pire que celle-là. Cette exposition ne parle pas de l’anthropocène, ni d’un « inéluctable » effondrement. Elle parle de cela et de tout le reste. Elle parle de tout ce qui absorbe, pompe et exploite l’énergie et les bonnes vibrations de chacune des subjectivités peuplant la planète, humain ou non-humaine. Elle parle de la destruction des esprits et se demande quel seront les « outils » qui permettront d’y résister. Je crois à ce titre que l’art a un rôle important à jouer dans cette reconquête de soi.
Pendant plusieurs décennies, le terme “beauté” a été proscrit du vocabulaire de l’art contemporain et votre sous-titre semble réaffirmer sa force. Quelle place lui attribuez-vous dans l’exposition et fait-elle écho à certaines tendances actuelles que vous observez ?
Là aussi, je ne crois pas que le terme de beauté ait été proscrit, il a seulement été banni dans son acception traditionnelle. Si le concept de beauté s’était trouvé inopérant à un moment de l’histoire de l’art, il serait revenu immédiatement par une autre porte. Ceci est toujours très relatif. Aujourd’hui, on accorde une certaine beauté à ce qui fut considéré comme laid (la période « art brut » de Jean Dubuffet, les grands ensembles…) et vice versa. Je pense que tout est beau à partir du moment où il touche à l’âme et produit une émotion. Même un espace vide d’œuvres peut être beau. J’ai envie de croire à toute forme de beauté, car qu’est-ce que la beauté sinon une énergie positive et réénergisante apportée au cerveau ?
L’exposition agrège onze plasticien.ne.s, dans l’ensemble confirmé.e.s à la reconnaissance internationale tandis que certain.e.s sont plus émergent.e.s. Comment avez-vous opéré cette sélection et pourquoi avez-vous choisi de les réunir et de les valoriser au sein de ce projet ?
Je n’ai pas vraiment pensé les choses de cette façon-là, s’agissant plutôt pour moi de réunir des œuvres qui pouvaient dialoguer ensemble, se répondre, et créer une sorte de conversation silencieuse mais bien visible. L’âge, les générations ou l’origine géographique arrivent un peu par hasard, bien que j’essaie de présenter des artistes qui ne soient pas trop vus ensemble habituellement. Peut-être que je veux insister sur l’idée qu’il n’y a pas de jeunes et vieux artistes, mais que ces derniers peuvent se retrouver sur certaines esthétiques.
Interview menée par Ariane Skoda, Responsable de la programmation Arts visuels