Pierre Larauza et la « sculpture documentaire » – le réel au plus près, dans sa trame. Un texte de Paul Ardenne
Pierre Larauza, né à Dax (France) en 1976 et installé à Bruxelles, a deux casquettes. Celle de chorégraphe : il anime depuis 2003 avec Emmanuelle Vincent la compagnie t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e¹. Celle, également, d’artiste plasticien, qui nous retiendra en ces lignes de façon sans nul doute restrictive. On ne saurait en effet, au registre de la création, envisager une stricte schizophrénie faisant du même artiste deux entités divisées et œuvrant l’une et l’autre sans communiquer, selon un mode parfaitement étanche. Nous laisserons de côté pour cette fois, cependant, le chorégraphe, pour nous focaliser sur l’artiste plasticien – imparfaitement de fait et tout en pointant au passage cette attention fédératrice concernant Pierre Larauza, qu’il en aille de sa création chorégraphique ou de ses œuvres plasticiennes, l’intérêt avéré pour le mouvement, la mobilité corporelle, le geste d’exception.
Kairos et mise en pièces tactique
Se définissant comme « sculpteur documentariste », Pierre Larauza est l’auteur d’une fort curieuse mais signifiante sculpture, présentée dans le volume conséquent d’une salle de musée : la suspension dans l’air, les unes à côté des autres, toutes séparées par du vide, des différentes pièces qui constituent la matière d’un vélomoteur. Chacun des nombreux éléments de ce deux-roues est maintenu immobile par un fil invisible. L’ensemble, visuellement, fait l’effet d’une planche technique où figure l’éclaté d’une mécanique. La partie et le tout, pour l’occasion, jouent une partition conjointe mais séparatiste : ce sont les éléments disjoints de ce petit véhicule motorisé mis en pièces, ses membra disjecta, qui réalisent sa totalité, une totalité que l’œil du spectateur doit reconstruire pour que lui apparaisse mentalement la forme plénière.
Cette sculpture, avouerait-elle l’extrême attention portée par Pierre Larauza au détail, n’annonce que partiellement ce qui va devenir la signature de l’artiste, à savoir ? D’une part, rendre compte d’événements d’actualité ayant marqué les consciences, dont l’artiste va, conversion très particulière aidant, faire sa matière sculptée. D’autre part, immobiliser le mouvement, en un travail anti-kinésique inspiré de deux de ses maîtres à penser, Étienne-Jules Marey et Eadweard Muybridge, les pionniers de la chronophotographie. Exemple, le salto extraordinaire que réalise lors d’une compétition au plus haut niveau, en 1998, la patineuse Surya Bonaly, un saut périlleux arrière (Fragment du réel #4 :20 février 1998, Nagano, un mouvement interdit). Cette figure est interdite, la compétitrice le sait. L’exécuter, c’est sortir du règlement et, de facto, rétrograder dans le classement. Mais Surya Bonaly saute, réalise l’impensable, ce mouvement insensé qui méduse le monde entier et qui lui coûte comme attendu, dans le cadre du championnat, échec et déclassement. Acte de désobéissance lié à la pulsion, au désir, au pari que celui-là, tandis que la patineuse, oubliant le cadre où elle évolue et ses règles académiques, décide d’un seul coup, à la fois, d’en jeter pour le public et de se battre contre elle-même en éprouvant ses propres limites, pour l’occasion transgressées et transcendées en un même mouvement mental et physique. Pierre Larauza, qui rencontrera Surya Bonaly en personne, et qui l’interrogera longuement sur le pourquoi de ce geste fou (fou mais très raisonné, on le pressent), va pour sa part mettre en scène le mouvement même de la patineuse d’une façon peu commune : des patins à glace représentent l’athlète, patins que l’on retrouve plusieurs fois convoqués et estampillés dans une composition axiale faite de deux rails au profil épousant celui du saut, selon des axes d’inclinaison et de positionnement différents, à cette fin, signifier la trajectoire du mouvement arrière de Surya Bonaly. Précisons que les cotes sont exactes. Le spectateur, face à cette œuvre, se retrouve mis en face du saut lui-même, un pur défi à la gravité offert à son regard en son moment précis, son kairos, sous l’espèce sobre et parlante du développement spatial d’une double ligne, un saut rendu de ce fait observable, mesurable, palpable.
Une même méthode de décomposition du mouvement et de matérialisation caractérise maintes autres des « sculptures documentaires » que signe Pierre Larauza durant les années 2010 et 2020, toujours au prix, de nouveau, d’un travail conséquent d’enquête, de documentation et de témoignages (auprès des principaux intéressés, toujours : les sportifs eux-mêmes, ou encore le FBI…). Fragment du réel #1 : 30 août 1991, Tokyo, un mouvement invincible rend compte, pareillement, du saut hors norme réalisé par l’athlète Mike Powell durant la finale des championnats du monde d’athlétisme, qui donne lieu lui aussi à une sculpture « décomposée », arrêtant le mouvement de l’athlète en plusieurs points (les appuis, logiquement). Fragment du réel #2 : 20 octobre 1968, Mexico, un mouvement inédit, pour sa part, se consacre au saut en hauteur de Dick Fosbury, 2,24 m, en dorsal arrière, une figure alors inédite matérialisée cette fois par l’érection d’un mur de béton d’une hauteur correspondant à celle du saut. Encore, plus tragique, la pièce Fragment du réel #3 : 22 novembre 2014, Cleveland, un mouvement inique, en réfère à l’assassinat en Ohio, par un policier responsable d’une méprise, du préadolescent afro-américain Tamir Rice alors que celui-ci jouait dans un lieu public avec un pistolet en plastique. Le traitement, par la sculpture, de cette bavure policière ? La trajectoire balistique du tir du policier, matérialisée par un pistolet et des balles suspendues dans l’air, « trace » ici jusqu’au pistolet de Tamir Rice, la victime innocente, de nouveau avec une extrême précision. Comme un témoignage, un « retour à », un arrêt sur image prenant valeur, sans nul doute, de document.
Méthode
Pourquoi ce type de sculpture, assurément très personnelle ? Plusieurs raisons à la « méthode » de Pierre Larauza, entremêlées.
D’abord, relevons son intérêt pour les objets appréhendés sous l’angle du montage et du démontage, comme le signale sa sculpture évoquée plus avant d’un vélomoteur « éclaté », ainsi que pour la mécanique des corps, qui s’éprouve et se vérifie à travers le mouvement et la mise en train d’une mobilité. Le cinétique révèle les mécanismes mieux que ne le fait la fixité, ce qui vaut aussi en termes d’images, de représentation : le cinéma nous en dira plus sur un char d’assaut en fonctionnement, qu’une simple photo ou un dessin. Pointons ensuite l’attention de l’artiste franco-belge, féru de sport et de performances physiques, pour les gestes d’exception, sportifs ou malheureux : le saut d’une patineuse ou d’un athlète du saut en longueur ; l’exécution par un policier d’un jeune innocent… Encore, la question de l’actualité et de sa couverture médiatique. Cette question, Pierre Larauza l’appréhende sous deux angles : d’une part, sa multiplicité proliférante, qui nous noie sous l’information au point de ne plus pouvoir ou savoir la hiérarchiser ; d’autre part, sa vitesse d’irruption et son très court cycle de vie, le rythme de la pulsation médiatique, au fur et à mesure du développement des médias, électroniques et pour finir mis en réseau numérique, ayant pour effet de périmer toute information avant même que nous ayons eu le temps, sinon d’assimiler son contenu, du moins d’en prendre toute la mesure. Créer pour ne pas être débordé par le flux médiatique, opérer des arrêts sur information, revenir sur quelques faits marquants de notre culture du réel, telle est, aussi, la mission.
L’optimum pour comprendre cette démarche est encore de citer l’artiste lui-même, auteur d’une thèse de recherche sur son propre travail soutenue à Bruxelles en 2020. En voici quelques extraits signifiants – on en excusera la longueur mais le propos est limpide, et de première main. Souhait de l’artiste, selon ses dires : celui de s’« ancrer dans le réel afin de sortir d’un monde où le flux des images médiatiques débouche sur une sorte d’anesthésie ». Un refus de la léthargie, donc, une défiance à l’encontre de la consommation acritique. « Mon travail de sculpture, à mi-chemin entre une représentation factuelle objective et une interprétation du réel médiatisé, est tout autant une reconstitution historique didactique qu’un outil critique esthétique. La reconstitution telle que je l’appréhende se situe ainsi au-delà d’un moyen de reproduction à des fins strictement pédagogiques ou historiques, le rapport aux documents et aux archives étant reterritorialisé dans une démarche de création ». Et de continuer, en explicitant sa « manière » particulière : « Suivant un protocole de décomposition du mouvement mis au point de manière empirique au fil des années, mes œuvres reproduisent grandeur nature la trajectoire de mouvements physiques qui m’ont particulièrement touché, qu’ils soient historiques ou issus de faits divers : d’un geste sportif culte au mouvement fatal d’une bavure policière raciste ». Ces mouvements inspirants, Pierre Larauza les désigne pertinemment du terme de « mouvements-événements ». Montés en épingle et sur-mémorisés un temps avant d’être oubliés, note-t-il, leur passage par le traitement sculptural et le statut d’œuvre d’art que leur confère ce dernier en font des icônes, l’occasion d’un « réinvestissement mémoriel, symbolique, esthétique, des « symboles d’invincibilité, d’inventivité, d’iniquité ou encore d’interdit ». Ces mouvements, réalisés par Mike Powell, Dick Fosbury, Surya Bonaly ou subi par Tamir Rice [ou par Sergueï Bubka, perchiste détenteur du premier saut au-dessus de 6 m. auquel Pierre Larauza consacrera également une sculpture en 2024, au Carreau du Temple, à Paris ²], continue l’artiste, « m’ont marqué au point de vouloir en faire le récit d’une autre manière, écartant la platitude de l’image – désincarnée – pour construire un récit plastique tridimensionnel à l’échelle 1:1 où la mesure devient un élément factuel central dans la réception des œuvres »³.
Et au regard de l’histoire de la sculpture ?
Ces longues présentations faites (elles sont nécessaires : aucun à-peu-près dans cette démarche mais au contraire, un calcul hautement médité), il importe à présent d’interroger non plus tant la thématique chère à Pierre Larauza « sculpteur documentariste » que l’intérêt même de ses productions au regard de l’histoire de l’art. Pour cette raison d’abord, l’originalité, qui cette fois pourrait ne pas être un vain mot. L’artiste au travail, ici, crée-t-il un genre nouveau ? L’idiome esthétique auquel il recourt est-il radicalement neuf, et de quelle fécondité le créditer ?
L’histoire de la sculpture moderne, à partir du XIXe siècle, est celle d’une émancipation continue⁴. Margit Rowell, Qu’est-ce que la sculpture moderne ?, Centre Pompidou, Paris, 1986.. La forme solide, unitaire, confite dans un matériau unique (bois, pierre, matière textile), si elle demeure et perdure, n’en fait pas moins l’objet de réformes radicales. Dont la réforme, au premier chef, du matériau : on va utiliser tant et plus, au hasard des expérimentations, l’objet usuel (Marcel Duchamp, Nouveaux réalistes, Combine Painting de Robert Rauschenberg), la cire (Medardo Rosso), la fumée (Robert Morris), la poussière (Duchamp encore, Lionel Sabatté) ou encore les déchets (Kurt Schwitters, recycl’art, Upcycling Art), sans oublier le corps humain lui-même (Gilbert and George, The Singing Sculpture) comme le jeté de matière au hasard (Barry Le Va). Encore, l’animal vivant (Giovanni Anselmo) et la matière organique (arte povera)…, sans exclusion matiériste d’aucune sorte (un Chris Ofili utilise la crotte d’éléphant…). La forme même, la plastique, se modifient en conséquence. Cette modification est porteuse de significations élargies données à la sculpture, objet transitionnel signifiant, ainsi qu’à sa mission, au profit, comme le veut l’émancipation, d’une ouverture sémantique en tendance toujours plus large. Ainsi cherchera-t-on, sculpteur, à rendre compte du temps (la séquence chez les Bourgeois de Calais de Rodin), du mouvement et de la simultanéité (Umberto Boccioni et les futuristes), de la présence à l’espace (les environnements), de l’accumulation (Robert Malaval), du mou (Franz Erhard Walther), du presque rien matériel (Fred Sandback) voire du rien (Yves Klein, Le vide), de l’activité bactérienne et de la mutation qu’elle imprime à la matière (Michel Blazy), de l’« espèce fictive compagne » (la Poupée d’Oskar Kokoschka, que l’artiste autrichien utilise un temps comme accompagnatrice), du mouvement cosmique (sculpture-observatoire Star Axis de Charles Ross) ou, last but not least, de la réalité copiée telle quelle, avec une exactitude pointilleuse et maniaque (Duane Hanson et l’hyperréalisme tridimensionnel). Le rapport sculpture-spectateur, au prorata de cette nouvelle offre, n’est pas sans muter. Initialement objet d’interposition entre le spectateur et le reste du monde, la sculpture devient à l’occasion un multiple se disséminant dans l’espace (elle se change en un « environnement ») ou une formule se prévalant dorénavant d’investir le cas échéant des lieux inusités, inaccessibles ou pas loin de l’être pour certains d’en eux (Land Art, sculptures furtives, créations végétales absorbées par la croissance des plantes environnantes, stèles commémoratives de Laurent Mulot dans les centres d’art référencés « Middle of Nowhere » par cet artiste lyonnais)… Le lieu même de l’implantation de la sculpture, bientôt, fait l’objet de réflexions marquées du sceau de la possibilité du « tout-lieu ». La sculpture occupait-elle traditionnellement lieux somptuaires et places publiques dévolues à la célébration civique, espaces domestiques et autres musées ? Elle peut ainsi en venir à se faire vagabonde, voire ne plus même avoir d’ancrage. Brancusi supprime le socle et rend ses créations tridimensionnelles transportables (La muse endormie), tout comme le fait Cadere avec ses célèbres Bâtons, des barres de bois ornementées que ce peintre devenu sculpteur promène avec lui en tout lieu où il lui plaît de se rendre et d’évoluer.
L’effet-miroir comme fondement de la sculpture
Revenons aux sculptures, désignées par leur auteur, « documentaires » de Pierre Larauza, pour interroger ce qu’elles sont.
Leur apparence, d’abord. Première caractéristique, leur effet « démultiplié » dans l’espace, plus que la contraction morphologique et l’effet de bloc. Celles-ci, le plus souvent, comptent un nombre conséquent de composants. Composition légitime : il y a là, pour chaque sculpture, autant de composants que requis pour expliciter un fait. Un saut de patineuse, si tant est que l’on souhaite en présenter la trajectoire, suit une certaine ligne dans l’espace : il convient en conséquence de matérialiser celle-ci. La présence de plusieurs patins suspendus dans l’air, correspondant à certains points clés d’une trajectoire, n’est dès lors pas fortuite mais au contraire impérative, à des fins de description. Les balles de revolver qui vont tuer le jeune Tamir Rice, identiquement, s’extraient du canon d’une arme afin de signifier leur trajectoire létale : matérialisation là encore impérative. On parle ici de « document », le « documentaire » que réalise à sa manière propre Pierre Larauza passe en conséquence par une reconstitution revendiquant l’expertise, non de l’ordre du reenactment symbolique plus ou moins exact au regard des faits évoqués et reconstitués mais bel et bien policière, destinée à fournir une instruction. Le spectateur jauge et juge. Il lui revient de prendre la mesure précise du salto arrière de Surya Bonaly, celle des sauts de Mike Powell, Dick Fosbury ou Sergueï Bubka, celle de l’interpellation meurtrière de Tamir Rice, avec devant lui, tous exposés comme autant d’indices, les éléments d’un processus factuel. Le souci de précision de l’artiste, bertillonien dans l’âme, l’amène d’ailleurs à faire évoluer son œuvre et ce, au prorata toujours de la vérité des faits, un ordre événementiel dont il convient de rendre compte en équité. Lors de la seconde présentation de la sculpture 22 novembre 2014, Cleveland(au centre Tour à plomb, à Bruxelles), Pierre Larauza remplace ainsi le pistolet de la jeune victime américaine par une réplique exacte du Colt factice avec lequel cette dernière jouait au moment de son interpellation malheureuse par la police. Position morale que celle-ci. Se tenir au plus près du réel et non le travestir. Cette manière singulière de « composer », qui consiste à placer dans l’espace tout ce qui fait preuve, tout ce qui rend le réel de nouveau présent, fait de la « sculpture documentaire » de Pierre Larauza un artefact probatoire, une création dont mobile et raison d’être sont, on l’aura compris, d’abord et avant tout le souci de la démonstration.
Un des aspects centraux de la sculpture telle que la conçoit Pierre Larauza se déduit de ce critère démonstratif : son souci d’authenticité poussé à l’extrême. On a parlé à l’instant d’expertise. Le terme est adéquat. Ici l’on représente mais l’on ne biaise pas, on offre un simulacre, certes, mais ce dernier n’est ni plus ni moins que la re-convocation du réel, sa citation sous une autre forme qui n’en duplique pas moins, serait-elle autre, la réalité intrinsèque d’un fait réel ayant existé tel quel. Proposition originale que celle-ci, au registre du genre « Sculpture » ? Oui, étant entendu que l’artiste, s’il joue de mimésis, d’imitation, ne se contient pas à la seule copie fidèle, comme le ferait un hyperréaliste par exemple. Il copie certes mais sa copie est un argumentaire, elle se porte au-delà de la seule offre visuelle pour se faire valoir comme argument, comme explicitation, en un effet-miroir qui entend bien qu’il y ait, entre le fait et sa représentation, symétrie, et non pas écart. L’écart, s’il existe, réside pour l’occasion dans la seule manière de figurer, qui entend bien toucher l’incarnation, la nature vraie de l’événement, pour sa part, se voyant restituée de façon plénière.
Une certaine relation, mesurée, au spectacle
Démonstration d’abord, a-t-on dit. Mais le spectacle ? Un autre aspect sans doute, lui aussi, original de la démarche propre à Pierre Larauza est sa position particulière par rapport au spectacle. À la « mise en vue » (expositio), que l’on va dire, s’agissant de ses sculptures, pensive, méditative, scrutatrice.
Tout dans les sculptures de cet artiste franco-belge, de prime abord, est spectaculaire : leur déploiement dans l’espace, large, aérien, nécessitant une aire d’exposition conséquente ; leur singularité intrigante, qui attise l’attention ; leur caractère incongru, diront certains, dû au caractère pour le moins peu attendu de leur accastillage. Le caractère d’exception va bien à ce type de proposition plastique, aucun doute sur ce point. On y trouve autant d’ingrédients opportuns et bienvenus pour assurer le spectacle, le précipiter voire le provoquer, convenons-en. Le rapport de Pierre Larauza au spectacle, s’agissant de ses sculptures, n’est pourtant pas d’abord de nature théâtrale, à la différence des spectacles qu’il crée avec la chorégraphe Emmanuelle Vincent dans le cadre de t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e, leur compagnie de danse. Pas d’abord ni en premier lieu, du moins. Le fait de sculpter en recourant au mouvement arrêté, dans le sillage de Marey et Muybridge évoqués plus avant, ont cet effet, geler la perception, créer un Frozen Effect de suspension du temps et de l’action : pas de quoi booster l’effet spectaculaire, qui reste, pourrait-on dire en toute logique, en suspension, suspended. Le spectateur est, en l’occurrence, appâté mais non servi.
Le refus de la gratuité, le fait d’en référer à des événements réels (et, pour au moins l’un d’entre eux, traumatique), le tout générant peu d’imaginaire et d’ouverture au rêve ou à l’exaltation, ajoutent sans conteste à ce gel du spectacle. C’est du réel dont il est question en ces lieux d’art, on ne sort pas de la « vie », cette vie vraie qui ontologiquement n’est pas spectacle avant tout mais présence réelle, non un divertissement en premier lieu mais le plus clair du temps une épreuve, l’espace-temps par excellence de la vie qui éprouve d’être la vie sans échappée. Rien de light, donc, à cette « sculpture documentaire ». Le refus du spectacle au profit de l’exposé visuel (et auditif : des bandes son peuvent être accolées à la sculpture, celle d’échanges téléphoniques entre un témoin et une secrétaire de police, par exemple, dans le cas de 22 novembre 2014, Cleveland) y invalide ainsi de fait tout rapprochement que l’on serait tenté de faire avec certaines créations recourant elles aussi à l’éclaté et d’une proche apparence, certaines d’entre celles des Carpinteros par exemple, et qui sont celles-là, en tout et substantiellement parlant, un spectacle et rien d’autre. On songe notamment à Show Room (2008), sculpture de musée qui représente en trois dimensions une explosion soudaine faisant éclater la surface d’un mur de parpaings tout en blastant ce qui se trouve dans sa proximité. Même effet de suspension du temps, certes, que chez Pierre Larauza, matérialisé chez les Carpinteros par la fixation dans l’espace d’objets en cours de désintégration, mais qui dans ce cas cousine plutôt avec la fameuse scène finale du film Zabriskie Point (Michelangelo Antonioni, 1970) où l’on assiste au ralenti et à répétition à l’explosion d’une villa et à la destruction de son mobilier, le tout soufflé comme un fétu de paille. Du spectaculaire, juste du spectaculaire pour la galerie, comme l’on dit, et sûrement pas une démonstration d’un fait tangible, daté dans le temps, que définissent son espace-temps et son contexte spécifique.
« Néo-factuel » et présent au monde présent
Le concept de « néo-factualité » auquel est attaché Pierre Larauza sculpteur (l’artiste définit ainsi ses créations, comme l’offre « néo-factuelle » d’un événement mémorable) trouve ainsi sa justification, pertinente. De quoi renforcer la singularité de cette « sculpture documentaire », rendue plus originale encore par la possibilité subsidiaire qu’offre l’artiste, qui plus est, d’expérimenter à l’occasion ses sculptures. De quelle façon ?
La sculpture du saut de Mike Powell, Fragment du réel #1 : 30 août 1991, Tokyo, un mouvement invincible, offre justement cette opportunité, pour le spectateur, de réaliser s’il le souhaite un exercice physique. Si la sculpture, au départ, n’est pas pensée comme participative, elle peut toutefois le devenir. Lorsque 30 août 1991, Tokyo est installée dans l’espace public bruxellois, de la sorte, la sculpture se voit flanquée d’un rectangle de sable parallèle à celle-ci, petite esplanade que prolonge une courte piste de prise de vitesse d’une même longueur que celle utilisée lors du championnat de saut auquel a participé Powell. À chacun de s’appliquer à reproduire l’exploit – du moins, de tenter de l’approcher du mieux. Cette invitation faite au public, se confronter physiquement à l’exploit, l’expérimenter pour soi voire, pour l’occasion, avec autrui occupé à la même tâche tient du dispositif ludique mais aussi social, dans cet espace public qui est justement celui où se mettre en position d’être soi parmi les autres. La dimension cénobitique est patente, celle en l’occurrence du « faire ensemble », du partage existentiel (« À mon tour ! »). On retrouve au passage le chorégraphe Pierre Larauza, celui de t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e, que signale son affection pour la mise en mouvement du corps humain, une mise en mouvement offerte pour la circonstance au citadin, tout à la fois, comme un jeu, une épreuve personnelle et l’occasion d’une auto-exposition.
Où le « néo-factuel » propre à la sculpture dite « documentaire » de Pierre Larauza, en l’occurrence, se démultiplie : on joue, ce qui n’est pas désagréable, on prend aussi ce faisant la mesure d’une performance exceptionnelle, mémorable et rendue mémorable à la puissance deux par une œuvre d’art qui ancre l’attention en cœur de réel, contre le divertissement toujours suspect de futilité.
Paul Ardenne est écrivain et historien de l’art. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’art, l’architecture et la culture d’aujourd’hui. Derniers ouvrages parus : L’Art en joie. Esthétiques de l’humanité joyeuse (La Muette/BDL, 2023), Absolus. Let’s Get Up(Cinabre, 2024).
¹ La compagnie t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e est ainsi présentée par Wallonie-Bruxelles Théâtre Danse (WBTD) : « les artistes et chorégraphes Pierre Larauza et Emmanuelle Vincent explorent le mouvement dans des formes chorégraphiques hybrides. Ils proposent un univers décloisonné où les arts visuels croisent la danse dans des spectacles scéniques, des performances urbaines et muséales ou encore des films de danse. Leurs créations chorégraphiques, diffusées dans plus de vingt-cinq pays, ont pour ambition d’interroger le mouvement au-delà des cultures et des conventions »
²Voir L’Équipe, 23 décembre 2023.
³ Pierre Larauza, thèse Sculpture documentaire. Hypothèse d’un récit plastique néo-factuel. Enjeux esthétiques et critiques d’une pratique Tridimensionnelle d’investigation du réel, ULB et ARBA-ESA, 2020). « Revendiquées comme des ‘’sculptures documentaires’’, ces œuvres se proposent de re-documenter ces événements au travers de la ‘’représentation factuelle’’ d’une seconde du mouvement décomposé, tel un fragment du réel recomposé (…). Ces décompositions du mouvement s’apparentent à des mouvements inanimés que le récepteur ou la réceptrice réactive mentalement. Des œuvres litotiques – voire lacunaires – où ne figure dans la représentation qu’un seul élément métonymique du mouvement, reconstitué en moulages de plâtre ou porcelaine (une chaussure, un pistolet) : un minimalisme manifeste face au trop plein médiatique et à la profusion des images. Le corps – absent – des protagonistes n’est qu’évoqué et pourtant il n’a jamais été aussi présent » (p. 20 - 21).
⁴ Margit Rowell, Qu’est-ce que la sculpture moderne ?, Centre Pompidou, Paris, 1986.