Les Heures Sauvages # Exposition collective
Angyvir Padilla, Annemarie Maes, Brognon Rollin, DISNOVATION.ORG, Félix Luque Sanchez , Lucie Lanzini, Lucile Bertrand , Maëlle Dufour , mountaincutters, Renaud Auguste-Dormeuil, Sabrina Montiel-Soto, Simon Nicaise , Sébastien Reuzé , Tatiana Wolska, Thomas Garnier, Tony Regazzoni. Commissariat : Stéphanie Pécourt
Entrée libre
Galerie
127-129 rue Saint-Martin
75004 Paris
Les intentions sibyllines exprimées à l’adresse de celles et ceux qui furent invité.e.s à ce projet traduisirent les intuitions de cette ambition sous-titrée Nef des marges dans l’ombre des certitudes. Elles portaient sur le souhait que soient convoqués - l’espace d’une temporalité fugitive dans un espace à désennoblir et à dépouiller de ses atours d’écrin - des gestes, des actes, autour de projets portant sur le temps, la trace, l’empreinte.
Obsédantes furent les crépusculaires proses de Le Livre de Monelle de Marcel Swhob et son appel à la pure connaissance de l’instant inspira la mise en œuvre de ce qui n’a vocation à ne durer qu’un temps suffisamment puissant pour aspirer à ce qu’il suscite une expérience vécue hic et nunc et que dans son sillage se grave des images et sensations.
Ces intentions adressées le furent quelques semaines avant qu’au cœur même de l’Europe, le mot destruction ne résonne avec gravité et que certain.e.s ne soient tragiquement confronté.e.s à la menace de l’annihilation. Ce contexte ne fut pas sans m’interpeller sur la dimension prodromique et anticipatrice de l’art contemporain qui dit bien, autrement qu’avec littéralité, quelque chose de notre temps…
… Vivre dans les ruines …
Les œuvres qui cohabitent dans l’espace de galerie, pour quelque 216 heures, la métamorphosent irréversiblement ; de l’autoroute disloquée qui en relie les espaces intérieurs et extérieurs, de la saillie tronçonnée qui en éventre le sol, à l’installation faite de rebuts et de chutes qui tel un organisme proliférant envahit son entrée, l’espace est démantibulé, déstabilisé et comme remis en potentialité et toute en puissance.
Aux rêves conquérants portés par des artistes démiurges, aux aspirations à la sanctuarisation, autre chose se loge en cet espace : de la fragilité, de l’humilité, de la densité, une prégnance d’éléments, de matières : du sable, du feu, de l’eau, du vent, du fer, de l’aluminium…
… que chacun se serve de ses propres ruines…
Nombre des œuvres originales présentées et pensées en in-situ procèdent d’une forme de « re-potentialisation », de réagencements d’éléments, de matières. Déjouant l’ajustement à une logique ascensionnelle verticale, elles jouent de la répétition, de l’itération.
Magnification de l’usure à l’heure de la saturation de l’esthétisation et de l’hypertrophie de l’image, ces œuvres blasonnent l’érosion, ennoblissement le résiduel et semblent indiquer une résistance à la sédimentation des agencements posés. Certaines d’entre elles en appellent à leur propre disparition et détérioration. Comme une sorte de contre ordre au fétichisme patrimonial à l’ère de l’obsolescence programmée, elles ont vocation à être les vestiges de temps liquides.
Ontologiquement, ces œuvres s’expurgent de toute référence à l’essentialisation des choses, elles sont des dénégations obstinées à l’immuabilité.
En requalifiant la réalité, en se revendiquant d’une autodétermination assumée, ces œuvres hackent les vraisemblances, les probables.
Selon le réalisme modal en métaphysique analytique, notre monde est un parmi d’autres possibles, qui ne peut se revendiquer d’aucune prééminence ontologique sur les autres. Chaque monde est intriqué par une infinité de mondes possibles, chacun étant une nouvelle constellation d’éléments stipulés, arrêtés. Ces œuvres sont en quelque sorte et en elles-mêmes des fictions world theory pour reprendre l’expression de Lubomir Dolozel. Elles sont des univers fractals qui donnent à appréhender le vertigineux enchevêtrement du monde, toute sa fascinante instabilité.
De la complexité, de la réalité spatio-temporelle, de la durée et de l’uchronie, il en est également question dans les œuvres qui composent ces Heures Sauvages.
Un hypnotique tourbillon chorégraphique exécuté par deux machines désynchronisées - une flamme perpétuelle irriguée par un goutte à goutte d’essence – un objet cristallisé – un crâne achevant le tracé d’une faille - comme autant d’allusions à l’infini et au perpétuel.
La durée, celle de la vie d’autres espèces vivantes, celle de ce que coûte la culture artificielle en milieu clos d’un écosystème
Le souvenir, l’évocation également: Celui de terres noires et de pratiques ancestrales, celui de 3000 km de traversé vers un No women’s land - l’évocation par une toile d’araignée savamment tissée d’or des paradis artificiels et du frisson de l’évasion
L’uchronie. Cela eût pu … des peintures et gravures anciennes sur lesquelles irréversiblement une image de notre réalité contemporaine est apposée – des assises qui n’ont d’antique que par effet de métaphore.
L’échappée. Une corde en résine qui anéantie toute tentative d’y grimper pour tenter la désertion.
Chacune des œuvres arpentent, sondent des trajectoires possibles, modélisent des mises en abimes. Aucune n’a vocation descriptive et toutes relèvent de ce que Alfred North Whitehead a appelé un « appât pour des sentirs ».
Tout geste artistique est-il testamentaire même ceux qui disparaitront dans un espace qui s’efface ? Ce qui compte doit il demeurer ? Ce qui fait valeur est-il conditionné à ce qui résiste à l’effacement ?
Des installations précaires à celles qui donnent à mesurer autrement le temps que dans son idéal-typique de linéarité, à la dénégation des points de vue suprémacistes, s’interjettent les questionnements de savoir pour reprendre les mots d’Anna Lowenhaupt Tsing , comment il convient de prospérer dans la précarité et dans les environnements dévastés, comment il s’agit de développer de nouvelles alliances avec urgence et conséquence, comment ultimement fabriquer du sens.
Entrez en ces Heures Sauvages
Stéphanie Pécourt