29.03.22

Capter la mémoire, Bernard Marcelis

Bernard Marcelis, Critique d’art - Commissaire

Capter la mémoire.
Capter la mémoire du temps.
Capter la mémoire du temps qui passe.
Capter la mémoire du temps qui passe pour en conserver les traces.
Capter la mémoire du temps qui passe pour en conserver les traces, afin de mieux en cerner les béances, les absences, les mises entre parenthèses, volontaires ou non.

D’un mémorandum de trois mots, d’une recherche d’un titre, d’un développement pour en rédiger un chapeau, de l’ébauche d’un texte, l’invisible se dérobe à notre regard, mais pas à notre perception. Le réel se révèle ainsi perceptible sous la forme de caches ou de fragments virtuels dont la matérialité repose sur les différents supports ou médiums utilisés avec parcimonie par les artistes concernés.

La mise à distance est omniprésente, l’air de ne pas y toucher ou même de s’en détacher, comme avec la présence fantomatique de ce Straatman incarné par Angel Vergara, ou, pourquoi pas, par un artéfact, acteur d’un jeu auquel le spectateur ne peut que faire semblant de croire. Soit la performance comme autoportrait dissimulé, ce que l’artiste nomme Expérience autogénique, dans l’espace public, soit hors des codes du monde de l’art et de ses habituelles clés de lecture.

Ce corps dissimulé sous ce drap blanc qui fait silhouette - ou sculpture tantôt mobile, tantôt arrêtée - n’est pas sans faire penser à cet homme qui s’échine à écrire dans son jardin sous l’averse et dont la silhouette, elle, semble se liquéfier et se rétrécir sous l’effet de la pluie battante. Ce film, dont Marcel Broodthaers est à la fois le réalisateur et le seul acteur, a été tourné dans son jardin bruxellois auquel Angel Vergara a fait écho dans un de ses cinq « films peints » du cycle From Scene to Scene (1). Celui-ci évoque notamment le séjour de Baudelaire à Bruxelles en 1864 et les cinq conférences qu’il y donna. On sait aussi ce que doit Broodthaers à l’écrivain français au point de reprendre un des titres de ses ouvrages pour un ses plus réussis et énigmatiques livres d’artiste: Je hais le mouvement qui déplace les lignes. Au-delà de la problématique de la modernité qui traverse l’œuvre de chacun de ces trois auteurs, il est aussi question ici de ces doubles rapports entre écriture et picturalité, entre image fixe et image animée, entre le temps de la peinture et celui du cinéma, entre tableaux et écrans qui, chez Vergara, fusionnent par la grâce du numérique. Nous assistons là à véritable bon dans le temps par rapport aux images en noir et blanc et quelque peu instables du film de Broodthaers, La Pluie (projet pour un texte).

Au-delà de l’authentique charnière technologique que constitue cette pièce de Vergara, une parenté manifeste se dégage entre la tentative d’écrire sous la pluie de Broodthaers et celle de peindre sur et en suivant la projection de la part de Vergara, comme si leurs mains tentaient de retenir ces éléments fluctuants qu’ils ont pris pour matière de leur travail. Comme leurs gestes, ces éléments leur échappent, et leurs tentatives restent vaines. Elles ne sont cependant pas vouées à l’échec, puisqu’en subsistent « les traces de l’invisible…

Encore d’une autre génération, la troisième, l’œuvre d’Emmanuel Van Der Auwera s’inscrit pleinement dans ces nouvelles technologies tant par le fonds que par la forme. Avec ses vidéosculptures qui ont pour caractéristique d’être à échelle et à taille humaine, l’artiste institue de facto un rapport particulier avec le spectateur, très vite amené à devenir acteur de son travail. Si c’est le regard qui fait œuvre, la démonstration est des plus évidentes ici puisque c’est le déplacement du spectateur à la perpendiculaire de l’écran qui fait apparaître l’image de façon non frontale. Celle-ci peut se révéler tout aussi fugace et insaisissable que les gestes de Vergara ou de Broodthaers, alors que les images sont paradoxalement filmées par des caméras de surveillance, fixes par définition. Chez lui, il s’agit moins de saisir les « traces de l’invisible » que de capter la mémoire du temps infini qui passe pour en préserver certaines traces pour mieux en manifester l’absurdité et leur rapport au passé, proche ou lointain, en fonction du laps de temps pendant lequel ces images seront conservées. Le temps est en suspens et ne se révèle qu’en remontant celui-ci, qui plus est en durée réelle même si les images peuvent défiler en accéléré ou être ralenties ou agrandies pour les besoins de leur lecture, du moins dans leur fonction initiale. Ici le temps réel fait irruption dans celui de l’art, qui ne cesse de vouloir le confondre.

C’est également ce temps réel que cherche à capter Sophie Whetnall, non par la vidéo - pourtant un de ses médiums privilégiés - mais en travaillant sur la lumière et les ombres ainsi générées. Elle en fixe les contours, comme pour mieux immortaliser la durée à sa façon, avec des matériaux inusités, à connotation domestique, tels du blanc d’Espagne, du plâtre ou encore du ruban de masquage. Une des premières fonctions de ce dernier est de délimiter la surface à peindre. Or ce qui est en jeu ici, ce n’est pas la peinture, mais bien la lumière. L’artiste essaye de capter la mémoire de son temps de passage par les ombres des formes et des arcatures dessinées par l’insaisissable mouvement du soleil (même si chacun sait que c’est la terre qui tourne autour de lui). Écrire ou peindre avec la lumière consiste à faire œuvre de photographie, notamment celle que l’on a qualifié d’expérimentale et qui a traversé tout le XXe siècle, de Man Ray à Jan Dibbets. Celui-ci se révéla être un véritable maître en la matière en développant ses façades ou ses paysages séquentiels (2). Comme lui, mais en élargissant le propos à d’autres supports, Sophie Whettnall ne cesse d’étendre ses champs d’investigation, opérant sur le plan plutôt que sur la perspective, déconstruisant l’horizon pour en recomposer des paysages que l’on pourrait qualifier de mentaux, tout en y laissant les traces de son passage et de ses interventions, notamment sous la forme de performances.

En travaillant sur la figure de Kurt Schwitters dans son film Éléments d’un Merzbau oublié, le cinéaste et musicien Guy-Marc Hinant redécouvre et revisite un de ces nombreux pans omis de l’histoire de l’art, comme il en existe de plusieurs au XXe siècle suite aux diverses migrations forcées des artistes, de la Révolution russe de 1917 aux conflits régionaux des dernières décennies, en passant par les deux Guerres mondiales. Convoquer Schwitters et son Merzbau, c’est revenir à une œuvre d’art totale (Gezamstkunstwerk) mixant peinture, sculpture, architecture, théâtre, musique et poésie phonétique, dont la célèbre Ursonate composée dans les années 1920 par l’artiste allemand. En débusquant et en arpentant le site de cette maison-atelier-refuge, Guy-Marc Hinant tente à son tour de capter les dernières traces d’une mémoire du temps qui s’effiloche avec les années. L’histoire de l’art est, pour une part, constituée ces petits éléments disparates qui en forme en quelque sorte la sève qui ne s’est jamais tarie, même si elle est tombée dans l’oubli.

C’est cette sève fossilisée que Fabrice Samyn a déposée sur les troncs de merisier qui constituent Écho, l’œuvre avec laquelle il participe à cette exposition. Son intitulé fait précisément résonnance à l’ensemble de son travail dont une des caractéristiques est d’entrer en dialogue avec des pans entiers de l’histoire de l’art, comme vient de le démontrer sa récente exposition à Bruxelles (3). À cet écho répond en quelque sorte celui du travail de Dominique Vermeesch avec un ensemble d’oeuvres dont l’intitulé générique Ouïr le jamais vu constitue une subtile interprétation du titre général de cette exposition collective. Avec son installation multidisciplinaire convoquant vidéo d’une performance, objets sonores et dessins, l’artiste s’immerge dans le vaste corpus de son œuvre et de l’archive de son travail qu’elle revisite en la régénérant.

Quant à Pélagie Gbaguidi, en se plongeant dans les archives du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervueren, avec le regard postcolonial de mise aujourd’hui, elle revisite, comme bien d’autres (chercheurs, écrivains, artistes), le passé colonial de la Belgique. Il ne s’agit plus d’en capter la mémoire - le Musée la préserve et joue ainsi son rôle - mais de la réactiver pour la réinterpréter différemment, au regard des dernières découvertes et recherches d’une nouvelle génération d’historiens. Comme l’écrit Carine Fol, il s’agit bien ici « de se débarrasser des croyances et donc de décoloniser l’esprit ». Pélagie Gbaguidi y arrive par la pratique de dessins quasi spontanés qui, s’ils se fondent sur les atrocités que l’on connaît, ne peuvent cependant être réduits à une simple interprétation de celles-ci. Ils s’inscrivent dans la pratique générale d’une artiste qui traite les archives comme un matériel de base qu’il s’agit de dépoussiérer et de regarder sous une autre perspective en démythifiant mémoires et récits officiels, dont tous s’accordent désormais à reconnaître qu’ils ont été considérablement biaisés. C’est peut-être aussi cela l’un des rôles d’un(e) artiste contemporain(e) : reconnecter des fragments de l’histoire.

C’est ce que réalisait aussi, à une autre échelle certes, Antonio Dalla Valle, patient de l’hôpital Sospiro en Lombardie, dont on ignore cependant s’il se considérait comme un artiste. Il laisse en tout cas une œuvre qui pourrait s’y apparenter et, par sa présence dans cette exposition, nous invite à nous interroger sur le statut et la portée d’une œuvre d’art. En élargissant ainsi le propos, la commissaire de l’exposition, Carine Fol, poursuit ses investigations sans œillères ni formatages, vis-à-vis de l’art en marge ou outsider. Ses préoccupations s’inscrivent plus largement dans la lignée des « mythologies individuelles » chères à Harald Szeemann qui n’a cessé d’y débusquer les « traces de l’invisible » à travers des configurations souvent d’une intense innovation formelle et expressive. Antonio Dalle Valle fait manifestement partie de ce monde aux frontières instables et dès lors passionnantes à décrypter, même s’il reste le seul détenteur de ses secrets.

Bernard Marcelis, Critique d’art - Commissaire

(1)Angel Vergara, Jardin (2017, 5’37’’)
(2)Voir ses deux séries des Shadows et des Shutterspeed piece (1971), elles-mêmes amorcées par ses Corrections de perspective (1968) bousculant la doxa euclidienne et sa prémonitoire (dans le cas qui nous occupe) Shadows taped off on a wall (1969).
(3) Fabrice Samyn, To See with Ellipse, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (15 octobre 2021 - 13 février 2022)

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