08.03.22

Entretien avec Juan d’Oultremont

Juan d’Oultremont, Artiste-commissaire

Évènements liés
29.04.22 — 29.05.22
Exposition Allez Allez !

Juan, tu es un artiste auquel associer les qualificatifs pluridisciplinaire et protéiforme semblent relever de l’euphémisme. Tes activités balaient la peinture, la performance, la chanson, le graphisme, le théâtre et la littérature. Et l’on découvre avec l’exposition Allez, Allez, que tu es aussi un irréductible collectionneur de pochettes de vinyles et plus largement d’œuvres d’art contemporain. Comment s’est enclenchée cette obsession ?

Sans doute une maladie de famille, mais au-delà, le goût de la série, l’idée d’un patrimoine un peu absurde à sauver. Mis à part l’art et les chaises, mes collections (j’en ai 200) couvrent surtout des domaines qui n’intéressent pas grand monde mais qui, par leur radicalité, finissent par devenir singulières. Par exemple, je collectionne les soldats de plomb mais uniquement les morts ou les blessés. Les titres de presse avec le mot faux. Les photos d’enfants posant avec des armes. Les cartes postales de sanatorium. Les matraques.

Cette quête – de collection de pochettes de disques de Tableaux d’une exposition de Moussorgsky - tendait-elle vers l’exhaustivité ou au contraire a-t-elle obéi à des critères de choix précis ?

Quand je l’ai entamée, elle m’intéressait par la nature des illustrations qu’on retrouvait sur les pochettes. Des scènes d’atelier ou de musée. Tous les archétypes liés à l’art. Au début, je ne les achetais que sur les brocantes. Je devais en avoir une soixantaine. Quand Ebay a débarqué dans ma vie, je me suis rendu compte qu’il y en avait des centaines, et petit à petit je les ai achetées. Et puis de façon amusante, quelques jours avant le vernissage de l’expo au musée d’Ixelles, je suis tombé sur un site qui en recensait 7000… Autant dire que j’ai été pris d’un léger vertige.

Peux-tu nous évoquer ta collection d’œuvres d’artistes contemporains ? Comment s’est-elle constituée ? Quels mediums recouvre-t-elle ? Quel.le.s plasticien.ne.s en font partie ?

J’ai souvent songé à Herman Daled quand j’achetais une œuvre. Jamais une œuvre dont je possédais déjà les critères pour l’évaluer. Toujours des œuvres qui me résistaient. Aucun artiste mort. Toujours des artistes que j’avais pu rencontrer. Jamais pour faire un investissement… Cela dit, en tant qu’enseignant à l’Erg, j’ai vu apparaître plein d’œuvres, et les acheter aux étudiant.e.s me semblait la meilleure façon de soutenir leur pratique et de participer un peu à leur aventure. Parmi les étudiant.e.s, Xavier Mary, Benoit Plateus, Anne Bossuroy, Chloé Arouy… Parmi mes collègues, Marcel Berlanger, Ivo Provost et Simona Denicolai, Walter Swennen… Et puis les autres, Erwin Wurm, Thomas Ruff, Richard Prince, Cadere, Wim Delvoye…

Le point de départ de cette exposition est ton fonds de près de 290 pochettes de vinyles de Tableaux d’une exposition de Moussorgsky, pièces musicales inspirées par les toiles de son ami peintre Viktor Hartmann. Cette collection de disques, telle un Atlas d’images, couvre des temporalités différentes. Peux-tu nous les évoquer ?

La production de 33 tours vinyles, c’est juste un quart de siècle. C’est intéressant parce qu’en 25 ans on a une traversée de l’histoire du graphique, des relations musique/arts plastiques, des fantasmes liés à l’art… Un état des lieux. Une topographie très claire… Moi je ne comprends les choses qu’à travers leur potentiel topographique.

Après avoir présenté ces pochettes au Musée d’Ixelles en 2016, tu envisages de les présenter au Centre par série de douze dans des tables vitrées selon une articulation thématique. Peux-tu nous expliciter plus précisément les axes de ces thèmes ?

Comme je l’ai dit, il y a beaucoup de scènes d’ateliers, des vues de musées. Le spectateur est lui aussi souvent évoqué. Les grands courants de l’art du XXe siècle sont aussi présents. Le réalisme, l’impressionnisme, les caricatures à la Daumier, des textures abstraites ou expressionnistes, et puis des séries de pochettes très minimalistes parmi lesquelles celles qu’Albers a réalisées. Parce qu’il y a aussi des artistes ou des graphistes important.e.s qui s’y sont collé.e.s. L’agencement des tables jouera avec tout ça tout en conservant une perméabilité entre elles.

Quelles déclinaisons discographiques l’œuvre de Moussorgsky a-t-elle inspiré ? Peux-tu nous donner quelques exemples ?

Il y a bien sûr le magistral album d’Emerson Like and Palmer qui non seulement en conserve le titre, mais qui en plus revisite l’oeuvre de façon pop. Il y a eu quelques versions jazz, des retranscriptions pour orgue. En version métal, on a celle de Mekong Delta et d’Armored Saint. Il y a la version planante avec Isao Tomita ou celle de Tangerine Dream. Michael Jackson lui-même s’y est collé. Mais déjà au 19e siècle et au début du XXe, toute une série de grands compositeurs en avait proposé des orchestrations, Rimski, Korsakov et surtout Ravel en 1922.

Quelles tendances de l’histoire graphique du XXe siècle ce panorama se fait-il l’écho ?

Rien de révolutionnaire. On n’est pas encore dans la pop des années 70 où la pochette va devenir un enjeu graphique au service d’une identité des groupes. Pour les tableaux, on est encore (le plus souvent) dans la simple illustration. C’est précisément pour ça que sociologiquement c’est si révélateur.

internationaux actuel.le.s à créer une œuvre originale sur des pochettes de la version de Toscanini des Tableaux d’une exposition dont la couverture est la reproduction de l’image peinte d’une palette de peintre. Comment les plasticien.ne.s se sont positionné.e.s sur cette proposition d’utiliser cette pochette comme une palette ? Comment ont-iels joué avec ce concept ? Peux-tu nous évoquer certaines de leurs propositions graphiques ?

L’idée n’était absolument pas de faire oeuvre, mais de produire une mise en abyme (dans le genre de celles de Christopher Wall) en utilisant simplement comme palette un album dont la cover était illustrée d’une palette. Je pense que c’est souvent plus intéressant de réduire le protocole à l’essentiel et de voir ce que ça produit. En 1986, j’ai fait une expo sauvage à New-York en pendant dans ma chambre d’hôtel tous les cartons qui m’avaient servi de palette cette année-là. Pour chacune d’elle, il n’y avait pas une couleur qui était sur le tableau qui n’était pas aussi sur la palette, mais pas dans le bon ordre. Suspendue, elle offrait pour moi exactement le même effet que si les œuvres elles-mêmes y avaient été pendues.
Dans l’expo, le plaisir est aussi celui (un peu ludique) de retrouver les gammes de couleur, l’énergie, les outils propres à chacun.

Il y a un côté potache, parfaitement assumé, dans cette proposition de prendre pour support pictural l’image d’une palette. Quels enjeux autour de la peinture et de l’annonce récurrente de sa disparition cette entreprise te permet-elle de pointer ?

Je ne trouve pas que c’est potache. Je pense que ça tient plus d’une façon de travailler par la bande, d’essayer de faire advenir les choses plutôt que de les imposer de façon directe et autoritaire. C’est une façon de parler très sérieusement de l’art et surtout, vu le nombre de pièces exposées, une immersion dans la peinture sous toutes ses formes. Donner le vertige. Voilà, c’est ça, j’ai juste envie de donner le vertige.

Moussorgsky fut un compositeur peu productif, dont la seule œuvre achevée fut Tableaux d’une exposition, impressions musicales provoquées par des tableaux de son ami peintre Hartmann et dont la plupart des tableaux ont disparu aujourd’hui !! Cette œuvre musicale de Moussorgsky a cependant fait l’objet d’un nombre impressionnant d’enregistrements. Est-ce que l’exposition vise aussi à interroger ce paradoxe de l’histoire entre l’enlisement de l’œuvre picturale d’Hartman et la postérité de Moussorgsky ? Y a-t-il un questionnement autour de la notion de reconnaissance artistique ?

Je ne me suis pas trop posé la question. C’est paradoxal, malgré les centaines de disques que j’ai rassemblés de son œuvre, il me reste assez étranger. C’est comme si toute cette quantité de vinyles le maintenait à distance. J’aime bien qu’un des seuls portraits de lui ait été peint (par Ilyan Repin) sur son lit d’hôpital. Peu de temps avant sa mort. Il ressemble à mon ami François Curlet qui a fait l’objet d’une transplantation cardiaque. Quand j’allais le voir à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, j’avais l’impression d’entrer dans la chambre de Moussorgski. Tout ça pour dire, que Modeste je le connais mal, mais au moins je l’ai rencontré.

Interview de Juan d’Oultremont réalisée par Ariane Skoda

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